La politique d'immigration, comme toute politique, vise à dépasser les situations particulières au moyen d'une règle générale. La culture du résultat, aujourd'hui mise en avant pour justifier sa rationalité, redouble ce passage en abstraction : la politique du chiffre que revendique Nicolas Sarkozy, et que mettent en oeuvre ses ministres successifs, se donne en effet des quotas d'expulsions définis a priori, indépendamment des réalités humaines dont elle traite. Sans doute nos gouvernants prétendent-ils humaniser leur politique en plaçant la logique du chiffre, non sans contradiction, sous le signe du " cas par cas " : ainsi, l'évaluation des situations est laissée à la discrétion des préfets.
Si une telle individualisation ne fait que renforcer un sentiment d'arbitraire, et si les sans-papiers restent broyés dans la machine administrative, cette politique n'en a pas moins un visage, ou plutôt deux, en miroir : le " cas par cas " renvoie face à face des figures singulières de préfets et de sans-papiers. Alors que l'État réduit les immigrés à un problème, ce livre s'attache à donner chair à des " cas " en restituant leurs histoires propres. Pour autant, la bureaucratie n'est pas qu'une froide abstraction ; les préfets lui donnent leur visage, et leur nom. Sans doute les portraits de ces hauts fonctionnaires sont-ils moins divers que ceux des sans-papiers ; mais ils ne peuvent s'effacer derrière la logique d'État : le " cas par cas " interdit de les voir comme de simples exécutants.
Aux sans-papiers, objets d'une mécanique politique, cet ouvrage rend donc leur qualité de sujets. Aux préfets, qui sont au premier chef les acteurs de cette politique, il rappelle aussi leur responsabilité personnelle dans l'histoire.
L'équipe de " Cette France-là " réunit des chercheurs engagés qui ont décidé d'autopsier la politique d'immigration afin d'en montrer la dimension de profonde inhumanité jusqu'à son application concrète sur le terrain et la manière dont elle finit par imprégner toute l'identité du pays. Elle a produit en 2009 et en 2010 deux épais volumes, tel un " inventaire raisonné ", publiés par les éditions La Découverte. Celles-ci proposent aujourd'hui deux nouveaux volumes s'attachant à la base et au sommet de la politique du gouvernement. Sans-papiers & préfets s'intéresse aux pratiques d'une administration mobilisée sur l'objectif des arrestations et des reconduites à la frontière. Cette " culture du résultat " est brossée en portraits tant d'expulsés que d'artisans des expulsions. Il s'agit à chaque fois d'enquêtes précises qui soulignent comment la politique du chiffre méconnaît souvent la légalité et oblige ceux qui sont chargés d'appliquer le droit à l'oublier souvent. L'ouvrage s'intéresse aux manifestations de zèle à tout niveau. Elles dénotent un glissement vers une indifférence coupable aux dimensions tragiques des situations et le renoncement à l'esprit du droit protecteur. Beaucoup des informations recueillies dans le livre proviennent des associations qui, sur le terrain, Cimade, Réseau éducation sans frontières, agissent comme les derniers remparts des contre-pouvoirs nécessaires en démocratie. Quant à Xénophobie d'en haut. Le choix d'une droite éhontée, il fait le bilan à charge d'un quinquennat dominé par une approche répressive de l'immigration. Si la démonstration est souvent réussie, toute la question demeure de savoir comment parler à l'ensemble des Français de cette politique restée souvent invisible. Du moins ces deux nouvelles études de " Cette France-là " contribuent à la rendre visible.
2012-04-05 - Vincent Duclert - La Recherche
Martelée par Nicolas Sarkosy, la thèse selon laquelle il y aurait en France " un problème de l'immigration " a fini par s'inscrire dans les esprits. La France, nous dit-on , ferait face à un afflux massif d'étrangers venant nourrir la xénophobie des couches populaires. Celles-ci s'y montreraient d'autant plus sujettes qu'elles souffrent par ailleurs de la mondialisation. Dès lors, le devoir du gouvernement serait de combattre ce racisme latent ... en renvoyant chez eux le maximum de sans papiers. L'ennui est qu'aucun des présupposés de ce discours n'est vrai, comme le montrent trois essais publiés conjointement aux éditions de la Découverte ; on y trouve d'utiles rappels : 1) Les étrangers représentent 8,4% de la population en France , contre 13,7 % aux Etats-Unis, 12,5% en Allemagne , 10,9 % au Royaume Uni ; 2) L'immigration clandestine y est évaluée entre 0,3% et 0,6% contre une moyenne de 0,6% à 1,3% pour l'Union Européenne ; 3) Tous les économistes s'accordent sur le fait que l'immigration est au mieux rentable pour son pays d'accueil, au pire, neutre ; 4) Dans les enquêtes sur les préoccupations des français, l'immigration apparait tout au bas du classement, derrière l'emploi, le pouvoir d'achat, la santé.. Bref, loin que les français soient devenus racistes, le phénomène marquant du quinquennat est l'apparition d'une xénophobie d'en haut " ; à cet égard, il faut lire dans Sans papiers et préfets, parmi tous les propos tenus par les hauts fonctionnaires chargés de mettre en œuvre cette politique d'Etat, celui du Préfet Gérard Moisselin : " pour ce qui concerne les sans papiers, j'applique les directives du gouvernement ; si je le faisais avec humanité, cela voudrait dire que je ne les applique pas "
2012-05-03 - Eric Aeschimann - Le Nouvel Observateur