Pour l'Europe civilisée, le Nouveau monde est un autre monde : les mœurs paraissent sauvages, la religion absente, l'esprit dégradé. Les peuples sont sans écriture, sans archives ni États. Ils échappent donc à l'histoire sous toutes ses formes, morale, civiles et politique. Les peuples à écriture relevant en toute noblesse du territoire de l'historien, ceux qu'on appelle sauvages seront l'objet propre des ethnologues.
Tel est le partage originel des savoirs. Un partage jamais assuré, dont Michèle Duchet retrace les avatars chez quelques grands auteurs. Ainsi Lafitau intègre les Américains dans l'histoire en les comparant aux hommes des " premiers temps ", mais il les en exclut du fait de leur apparent immobilisme. Voltaire passe le sauvage aux profits et pertes d'une histoire universelle des progrès de l'esprit humain. Malthus fonde le principe de population sur l'étude de toutes les sociétés, sauvages ou civilisées. Cornélius de Pauw ne voit dans les Indiens que des hommes dont la complexion altérée et le génie borné arrêtent le progrès.
Hegel conçoit des peuples sans histoire et les rejette du côté de la nature. Lewis Morgan, par l'étude des systèmes de parenté, fait de l'ethnologie une science et retrace l'histoire de l'humanité primitive. À sa suite, Engels intègre le non-historique à l'histoire et défend l'unité fondamentale du genre humain. Claude Lévi-Strauss refuse pour sa part l'idée d'une histoire cumulative et se veut fidèle à Jean-Jacques Rousseau en distinguant les sociétés froides sans écriture, mais productrices de mythes. Un partage qui n'échappe certes pas à l'histoire... d'où la complexité de ses effets.