La modernité juive s'est déployée entre les Lumières et la Seconde Guerre mondiale, entre les débats qui ont préparé l'Émancipation et le génocide nazi. Pendant ces deux siècles, l'Europe en a été le cœur ; sa richesse intellectuelle, littéraire, scientifique et artistique s'est révélée exceptionnelle. Mais la modernité juive a épuisé sa trajectoire. Après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Les intellectuels ont été rappelés à l'ordre et les subversifs se sont assagis, en devenant souvent des conservateurs. L'antisémitisme a cessé de modeler les cultures occidentales, en laissant la place à l'islamophobie, la forme dominante du racisme en ce début du XXIe siècle. Transformée en " religion civile " de nos démocraties libérales, la mémoire de l'Holocauste a fait de l'ancien " peuple paria " une minorité respectable, distinguée, héritière d'une histoire à l'aune de laquelle l'Occident démocratique mesure ses vertus morales.
Dans cet essai novateur, Enzo Traverso analyse cette métamorphose historique. Son bilan ne vise pas à condamner ou à absoudre mais à réfléchir sur une expérience achevée, afin d'en sauver le legs, menacé tant par sa canonisation stérile que par sa confiscation conservatrice.
Enzo Traverso est né en Italie en 1957, il a enseigné les sciences politiques à l'Université de Picardie Jules Verne. Il est professeur de sciences humaines à Cornell University (New York). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages traduits en une quinzaine de langues. Parmi ses derniers travaux, Le Totalitarisme (Seuil, 2001), La violence nazie (La Fabrique, 2002), À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945 (Stock, 2007 ; Hachette-Pluriel, 2009). À La Découverte, il a publié Les Juifs et l'Allemagne (1992), L'Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle (2010, 2012), La Mélancolie de gauche. La force d'une tradition cachée, XIXe - XXIe siècle (2016), et Révolution. Une histoire culturelle (2022).
De Spinoza à Freud, de Marx à Einstein, de Heine à Benjamin, le Juif est à la fois le persécuté et le prophète, l'homme du Livre ancestral de l'Occident et de la Révolution radicale. Ceci parce que cela, depuis toujours. Il apporte les tables des Lois nouvelles et les brise à la fois. L'intérêt de l'essai de Traverso est de nous livrer, en moins de deux cents pages, toute cette complexité archéologique. Une figure intellectuelle majeure du XXe siècle retient alors son attention : Hannah Arendt. Parce qu'elle n'était ni réactionnaire, ni simplement " progressiste de gauche ", ni tout à fait libérale, ni uniquement anticommuniste, comprenant la cause sioniste et émettant pourtant les plus sérieuses, et prophétiques, réserves sur l'idée même d'un " État juif ", elle préfigure ce qui devrait être, au cas où les choses ne tourneraient pas trop mal, le profil de l'intellectuel qui vient. Les pages que Traverso lui consacrent sont à la fois admiratives et critiques. Le principal apport d'un tel livre tient au fond à la complexité qu'il réintroduit dans un débat impossible sans elle. Cette complexité est celle de notre époque qui a perdu un saint principiel simple auquel se vouer. Rien ne nous garantit désormais que l'universalisme soit davantage positif ou souhaitable que le particularisme, pas plus du reste que le contraire. Autrement dit : toute forme de confort intellectuel nous est désormais interdite. C'est à cela que Traverso nous oblige.
2013-01-01 - Mehdi Belhaj Kacem - Philosophie magazine
Dans cet essai, l'auteur, professeur de science politique à l'Université de Picardie à Amiens, défend une thèse qui peut se résumer ainsi : depuis la Shoah et la création de l'État d'Israël, la modernité juive qui, depuis les Lumières et au sein de la diaspora, avait été un foyer critique de la pensée occidentale, est arrivée en fin de cycle. Le juif subversif s'est mué en partisan de l'ordre. La raison de cette mutation n'est pas endogène. Les juifs se sont mis au diapason du monde ambiant, et sont comme le miroir des tendances générales. Évitant de condamner ou d'absoudre, l'auteur s'interroge sur cette évolution et en dégage les conséquences, tout spécialement en retraçant la trajectoire d'intellectuels juifs qui lui sont familiers. L'histoire juive, dont il a une approche séculière et qu'il connaît bien, est un prisme à travers lequel il lit l'histoire du monde. Dans son exposé bien argumenté, Enzo Traverso n'hésite pas à prendre position, à secouer des idées reçues, tout en gardant le sens de la nuance. De ce point de vue, on retiendra les pages sur l'antisémitisme et sur le sionisme. Dédiant son ouvrage à la mémoire des juifs " militants ", " internationalistes ", " engagés aux côtés des opprimés ", qui ont traversé le xxe siècle, " époque de feu et de sang ", l'auteur adopte l'attitude du juif subversif. Intellectuel engagé et indépendant, il questionne le présent et invite à prendre position. À coup sûr, sa thèse, qui ne laisse pas indifférent, stimulera la réflexion à la fois sur l'évolution du monde juif, et par ricochet, sur notre temps. Un regret : les notes, qui sont assez nombreuses et éclairantes, sont rejetées à la fin de l'ouvrage.
2013-06-01 - Pierre Sauvage - Etudes
Enzo Traverso, professeur à l'université Cornell (États-Unis), condense dans ce livre son long travail de recherche "Si la première moitié du XX° siècle a été l'âge de Kafka, Freud, Benjamin, Luxemburg et Trotski, la seconde a plutôt été celle de Raymond Aron, Léo Strauss, Henry Kissinger et Ariel Sharon" Traverso décrit l'apport critique des 'Juifs parias" par rapport à leur communauté, de la fin du XVIII° siècle à la Seconde Guerre mondiale. L'esprit frondeur de ces intellectuels a été remplacé par la sacralisation consensuelle d'Israël, prétendue réparation de la Shoah de la part des divers Etats européens compromis. Avec la création de la théocratie israélienne, la judéité est devenue une sorte de tabou occidental et Israél a relayé l'impérialisme au Moyen-Orient. Cet ouvrage est un livre avant, bourré de références érudites dont la moindre n'est pas celle faite au grand historien israélien Shlomo Sand.
2013-06-21 - Arnaud Spire - L'Humanité
Introduction
1. La modernité juive
2. Cosmopolitisme, mobilité et diaspora
Les fils d'Ahasvérus
L'Émancipation
Transferts culturels
Exclusion
Internationalisme
Exil
3. Les intellectuels entre critique et pouvoir
" Mercuriens " et " Juifs non-juifs "
Avant-garde
" Juifs d'État ", savants et intellectuels
De l'empire à l'impérialisme
Néo-conservatisme
Ruptures
La fin d'un cycle
4. Entre deux époques : judéité et politique chez Hannah Arendt
Dark Times
Le judaïsme paria
Le sionisme
L'Holocauste
Totalitarisme
Mémoire et justice
Espace public
5. Métamorphoses : de la judéophobie à l'islamophobie
Le déclin de l'antisémitisme
La nouvelle judéophobie
Antisémitisme et antisionisme
Postfascisme
L'islamophobie
Aggiornamento
6. Sionisme : retour à l'ethnos
Contingence historique
Le sang et la foi
Israël et la Shoah
Théologie politique
7. Mémoire : la religion civile de l'Holocauste
Les religions séculières
Une religion civile globale
Les étapes
L'histoire lacrymale
L'Holocauste et la loi
Compassion narcissique
Conclusion
Notes