Extrait de la page 198 de "Une histoire (critique) des années 1990" sous la direction de François Cusset:
Danser, un acte politique
D’aucuns, comme le critique musical britannique Simon Reynolds, estiment que l’émergence du phénomène rave sonne avant tout comme une revendication générationnelle, qui verrait le ≪ nous ≫ supplanter le ≪ je ≫, un idéalisme inédit se substituer au matérialisme consumériste et a l’égoïsme des années 1980, ou même la simplicité s’affirmer comme une véritable forme de vie et dépasser le stade de la pose.
La plupart des artistes de musique électronique du début des années 1990 insisteront d’ailleurs sur le refus du vedettariat propre au rock, et sur une forme d’égalitarisme dansant, pour légitimer le caractère révolutionnaire de leur musique. Pour eux, la dance music de la fin des années 1980 reste subversive parce qu’elle prône le métissage généralisé et promeut de fait un vaste mélange des populations, quels que soient l’origine sociale, l’âge, l’orientation sexuelle ou même le style de vie adopte. Par l’hédonisme acharne qui la caractérise, par l’expérience spirituelle qu’elle propose, la dance music est en outre, toujours selon les musiciens qui en fournissent le combustible, une tentative de réconciliation entre le corps et l’esprit, par-delà les répressions organisées alors contre chacun des deux.
On a même considéré que cette musique et les rassemblements de dizaines de milliers de jeunes qu’elle avait inspirés au début étaient l’occasion de renverser les hiérarchies symboliques encore en place, en substituant la puissance collective de la nuit et l’énergie de la fête a l’individualisme et a l’ambition forcenés, causes de tous nos maux pour les (nombreux) déçus des années 1980. Il faut dire que le mode opératoire adopte par les fondus de dance est renversant a bien des égards : les clubs ne suffisant plus a les accueillir, des fêtes s’improvisent ici et la après les heures légales de fermeture, et se déplacent bientôt dans des lieux de plus en plus périphériques, le plus souvent en rase campagne. Naissent alors les premières ≪ rave parties ≫, en marge d’établissements comme la mythique Hacienda de Manchester qui ont fait découvrir en pionniers la house et la techno. Lesquelles ont donc été conçues d’abord comme des événements festifs parfaitement compatibles avec le souci de rentabilité des entrepreneurs de spectacles, mais ont dérivé ensuite, sous la pression d’un public de plus en plus large, vers une formulation plus libertaire, ou prédomine l’idée fièrement revendiquée d’une communion des corps et des esprits.
Les raves se tiennent dans des entrepôts désaffectés, des studios de cinéma à l’abandon, des gares ou des aérodromes, des granges malodorantes, des plages tropicales bientôt. Dans le courant des années 1990, on squattera les plus beaux sites naturels d’Europe, comme, pour la France, le Chaos de Montpellier-le-Vieux (parc naturel spectaculaire dans l’Aveyron) ou le surplomb de la Seine dans le méandre des Andelys, sites respectifs de deux teknivals monstres (en 1994 et 1996), pour y installer pendant quatre a six jours plusieurs sound systems ultrapuissants autorisant une immersion presque continue dans une bulle de rythmes et de sons électroniques – prétextes à une vie communautaire inédite dont certains accents, la rhétorique gauchiste en moins, rappelleront les belles heures de la contre-culture coopérative des années 1960.
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* Épisode #1 : Faces of the 90's