Extrait de la page 101 de "Une histoire (critique) des années 1990" sous la direction de François Cusset:
Le premier phénomène des années 1990, et sans doute le plus révélateur, est l’émergence de Nirvana en 1991. Ce trio s’inscrit dans un courant musical – le métal – à la fois ignoré du grand public et méprisé par la critique. Le premier – le seul ? – prophète des années 1990 vient donc de nulle part.
C’est un paria et un marginal. À vingt-quatre ans, Kurt Cobain n’a pas vécu grand-chose. Il a grandi à Aberdeen, une ville côtière sans attrait du nord de l’État de Washington, où la pêche et l’exploitation du bois ne font plus vivre que médiocrement une population stagnante. Son père, un amateur de hard rock employé d’une station-service, a quitté le foyer à la fin de l’enfance du garçon. Le seul avenir qu’il envisage alors pour celui-ci, c’est l’US Navy. À dix-sept ans, Kurt rompt les amarres. Après avoir vécu chez sa mère, il part définitivement. Il dort souvent dans la rue, sur des cartons ou dans la salle d’attente d’un hospice. Il vivote en travaillant comme gardien, dans la restauration, ou encore en faisant des travaux de maintenance dans un hôtel.
À vingt ans, il s’installe dans la ville avoisinante d’Olympia, à une centaine de kilomètres au sud de Seattle. C’est un des centres du rock alternatif américain, ou d’autres parias dans son genre ont pris racine – une vingtaine d’années plus tard, Beth Ditto et son groupe Gossip y feront leurs débuts. Là, il se passionne pour un groupe local de rock alternatif, les Melvins, qu’il suit partout, et qui fait son éducation musicale. En 1987, Cobain fonde son propre trio, Nirvana. L’année suivante, le groupe enregistre en trois jours son premier album, Bleach, pour un budget de 600 dollars. Le disque sort en 1989 dans l’indifférence générale. Le label Sub Pop n’a rien fait pour le promouvoir. Grâce à un bon avocat, Nirvana se dépêtre de son contrat et en signe un autre avec le label national Geffen. Apres avoir répété pendant des mois dans une grange près d’Olympia, le groupe enregistre à Los Angeles son second album. Nevermind, précédé du 45 tours Smells Like Teen Spirit, sort à l’automne 1991.
Ce titre (qui ferait référence au slogan d’un déodorant pour adolescents) balance entre apathie, rebellion et tendance à l’autodestruction. Dans le refrain, Cobain chante, entre abattement et autodérision : ≪ I’m worse at what I do best/And for this gift I feel blessed/I found it hard/It was hard to find/Oh well, whatever, nevermind ≫ (≪ Je suis le pire a ce que je fais de mieux/Et je me sens béni pour ce talent/J’ai trouve ça dur/Ca a été dur à atteindre/Bon, après tout, laisse tomber ≫). La chanson juxtapose des passages au calme angoissant et des explosions de rage impuissante – un style anticipé par les Pixies quelques années auparavant. Elle devient un hymne universel d’un genre paradoxal. Nirvana et le mouvement grunge (un terme qui signifie la ≪ crasse ≫) connaissent un succès grand public absolument imprévisible.
Même si Cobain cherche a vivre de sa musique, le succès mondial et massif n’a jamais fait partie de ses aspirations et représente même pour lui quelque chose de moralement méprisable. Selon Dave Grohl, le batteur du groupe, Nirvana a alors une vision modeste du succès : ≪ Pour nous, c’était des concerts avec sept cent cinquante personnes, de quoi se payer de l’essence, avec un peu de chance une chambre d’hôtel pour moi tout seul et de quoi me payer deux paquets de clopes par jour. ≫
Ce succès pop et facile auprès du grand public représente en quelque sorte une trahison des valeurs du rock indépendant, marginal et fier de l’être ; il fera naitre chez Cobain un malaise durable qui ne sera pas étranger à sa dépression. En quelques mois, le musicien devient un antihéros fascinant. Il est couronne porte-parole de la ≪ génération X ≫, en référence à un livre publié en 1991 par l’écrivain canadien Douglas Coupland, ou celui-ci raconte les errances de trois jeunes gens sans aspiration ni espoir.
C’est ainsi le premier renversement des années 1990, et peut-être leur véritable acte de naissance : les marginaux, les inadaptés et les parias peuvent devenir des phares pour la jeunesse du monde entier.