Terrible nouvelle, au cœur de cet été : l’annonce du décès, le 4 août, de la sociologue Margaret Maruani, emportée par le cancer à soixante-huit ans. Un choc profond pour toutes celles et ceux qui ont partagé de longue date ses engagements, intellectuels et féministes. Et une lourde perte pour les études de genre, qu’elle a puissamment contribué à faire connaître et à enrichir, y compris au plan international. Ayant eu le privilège d’être l’éditeur, à La Découverte, de plusieurs des livres qu’elle a écrits ou dirigés, il me semble important de porter ici témoignage du rôle majeur qu’elle a joué dans la difficile reconnaissance, en France, de la dimension du genre et de l’égalité entre les sexes dans le champ scientifique, mais tout autant dans les champs sociaux et politiques.
Car cette reconnaissance, qui relève aujourd’hui de l’évidence pour la majorité des femmes et des hommes des jeunes générations, était loin d’être telle il y a cinq décennies, quand Margaret s’est engagée dans sa carrière de chercheuse. Bien sûr, il a fallu bien des mobilisations et des combats, ceux des féministes d’abord, du MLF à #MeToo, pour permettre cette évolution des mentalités et des représentations. Mais derrière les indispensables manifestations spectaculaires qui les ont jalonnés, il y a eu aussi le travail plus discret conduit dans l’espace académique par nombre de chercheuses et des chercheurs qui ont permis d’en bousculer bien des présupposés théoriques restés aveugles aux réalités du genre. Et c’est là que Margaret Maruani fut une pionnière, contribuant par son opiniâtreté et sa rigueur – mais aussi sa gentillesse et son écoute – à profondément remodeler, à partir du terrain en apparence limité de la place des femmes dans le marché du travail, des pans entiers des sciences humaines et sociales françaises.
Je l’ai connue au début des années 1990, quand nous avons publié dans la collection « Repères » sa Sociologie de l’emploi (avec Emmanuèle Reynaud, 1993), plaidoyer scientifique aussi subversif que discret pour faire reconnaître, dans la lignée de ses travaux antérieurs (publiés chez Syros), que l’emploi et le travail n’étaient pas qu’une affaire d’hommes ou d’individus asexués. Puis je garde un vif souvenir de la collaboration intellectuelle avec l’équipe de chercheuses et de chercheurs (que nous avions choisi de nommer Ephesia), dont elle fut une essentielle cheville ouvrière, qui conduisit en 1995 à la publication de l’ouvrage collectif (de 744 pages !) La Place des femmes, sous-titré Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, et que nous avions alors présenté ainsi : « Dans le monde entier, les années 1960 et 1970 ont vu s’affirmer avec une force sans précédent les revendications des féministes. Ce mouvement a largement contribué à la transformation des représentations de la place des femmes dans la société, mais aussi au formidable développement des travaux de recherches sur ces thèmes. C’est de cette évolution dont rend compte cet ouvrage collectif, réunissant les contributions de plus de cent chercheur(e)s de dix-huit pays différents et appartenant à toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. Il est le fruit du Colloque international de recherche organisé à Paris en mars 1995 par la Mission française de coordination chargée de la préparation de la Conférence de Pékin de septembre 1995. On trouvera dans ce livre un remarquable “état des lieux” des recherches actuelles sur les rapports hommes-femmes, dont se dégagent à la fois les questions en débats, les polémiques théoriques et leurs enjeux politiques, les avancées scientifiques et les évolutions sociales. »
Bilan de plus de vingt ans de recherches féministes, tout autant que programme de travail pour les approfondir, ce livre (accessible sur la plateforme Cairn.info) a marqué je crois un tournant pour les sciences sociales françaises (ainsi que pour les orientations éditoriales de La Découverte, qui accorderont désormais une place croissante aux ouvrages consacrés aux questions de genre). Il porte sans conteste l’empreinte discrète des réflexions de Margaret et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est cette même année 1995 qu’elle a créé avec plusieurs collègues, dont Chantal Rogerat et Helena Hirata, le Groupement de recherche (GDR) « Marché du travail et genre » (Mage), toujours dynamique plus d’un quart de siècle après. Comme elle s’en expliquera en 2021 dans un entretien autobiographique passionnant, cette création correspondait à une double volonté : « D’une part, de situer les questions du genre au centre des réflexions sur le travail et, d’autre part, de mettre le travail au cœur des réflexions sur le genre. Il y avait aussi un autre enjeu, qui était d’inscrire institutionnellement les questions de genre et du travail au sein du CNRS, au sein de l’université, dans le monde académique. C’était celle qui a présidé à la création du Mage, le premier GDR du CNRS centré sur la question du genre[1]. »
D’où la création, dès 1995, des Cahiers du Mage, puis de la revue Travail, genre et sociétés en 1999 (elle sera accueillie à La Découverte en 2009), laquelle – Margaret tenait à le souligner – ne s’est jamais définie comme « revue militante » ou « revue féministe », mais comme « revue de recherche engagée » (quarante-sept numéros publiés à ce jour, disponibles sur Cairn.info). Directrice de la revue jusqu’en 2015 (puis conseillère éditoriale), elle y a piloté un remarquable travail d’élaboration collective, formant au passage plusieurs générations de jeunes chercheur.e.s. Un travail accompagné, au prix d’un labeur acharné, par la direction (ou co-direction) de nombreux ouvrages collectifs (pour la plupart publiés à La Découverte), marquant à chaque fois des avancées décisives dans la recherche « en train de se faire » : Les Nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail (1998), Masculin-féminin : questions pour les sciences de l’homme (2001), Le Travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe (2003), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs (2005), Travail et genre. Regards croisés France, Europe, Amérique latine (2008), Travail et genre dans le monde. L’état des savoirs (2013). Une impressionnante accumulation de savoirs neufs, toujours organisés par Margaret avec une rigueur dont je n’ai pas rencontré beaucoup d’équivalents dans le monde académique. Et que l’on retrouvait également dans ses trop rares monographies, comme Travail et emploi des femmes (« Repères », 2017) ou la formidable étude Un siècle de travail des femmes en France, 1901-2011 (avec Monique Meron, La Découverte, 2012), fruit d’une recherche de huit ans démontrant à quel point « la délimitation des frontières du travail, de l’emploi et du chômage des femmes est une question éminemment politique ».
Comme l’on écrit ses collègues du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA), ces publications – souvent traduites à l’étranger – attestent à quel point Margaret fut une « passeuse travaillant sans relâche à la circulation des savoirs », une « véritable entrepreneuse de recherche, au sens noble du terme[2] ». Un engagement privilégiant obstinément la « logique de la discussion, du débat », comme elle s’en est expliqué : « Pour moi, [cette logique] se distingue, s’oppose même à celle de l’évaluation et du classement. Cette perspective est dominante aujourd’hui et nous faisons partie de ceux et celles qui résistent, nous l’avons toujours fait et je pense que nous avons raison de le faire. Un produit intellectuel n’est pas un instrument d’évaluation[3]. » Ce qui lui avait valu à plusieurs reprises l’hostilité des technocrates du CNRS, obnubilés par la « mise aux normes » des chercheurs en SHS et la quantification de leurs travaux, parfaitement indifférents à leurs avancées scientifiques et politiques, surtout s’agissant des études de genre, longtemps « considérées, disait-elle, comme un objet de seconde zone dans les milieux académiques ».
Leur donner une « légitimité » a été le combat de sa vie, et elle l’a largement gagné avec les collègues qu’elle a su mobiliser, malgré l’hostilité des bureaucrates et des réactionnaires. « Nous n’avons rien cédé, nous avons préféré nous en tenir à notre antienne : “Je travaille, donc je suis.” En 2015, nous fêtions les vingt ans du Mage avec un colloque en Sorbonne, puis un livre, tous deux précisément intitulés Je travaille, donc je suis. Perspectives féministes. Et en 2020, le Mage est toujours là, et bien là[4] ! » Et d’autant plus que Margaret a méthodiquement organisé la transmission de ses responsabilités scientifiques et universitaires aux jeunes chercheur.e.s qu’elle avait formé, un choix là encore pas si courant dans le monde académique. Elle a su « faire école », ce qui lui permettait d’affirmer, à la fin de son entretien précité de 2021 : « La relève est prise, et bien prise, donc moi je peux partir tranquille, écrire, voilà. C’est vrai que ce que j’aime le plus dans ce métier, c’est écrire. » Elle avait en effet encore tant à dire !
Cette promesse inaboutie d’écriture, brutalement brisée par la maladie, laisse un goût d’autant plus amer que je pensais l’avoir convaincue, en 2020, de se lancer enfin dans la rédaction d’un livre qui synthétiserait à destination d’un large public sa vision du long combat pour l’égalité entre les genres. Heureusement, son œuvre reste bien vivante, à travers ses livres et, plus encore, les travaux de toutes celles et ceux à qui elle a donné le goût de la « recherche engagée » afin de nourrir la lutte contre le patriarcat et pour la cause féministe.
par François Gèze, 22 août 2022
[1] Margaret Maruani, « Le travail à l’épreuve du féminisme. Propos recueillis par Jacqueline Laufer et Hyacinthe Ravet », Travail, genre et sociétés, n° 46, 2021, p. 5-25.
[2] CRESPPA, « Décès de notre collègue Margaret Maruani », 11 août 2022.
[3] Margaret Maruani, « Le travail à l’épreuve du féminisme », loc. cit.
[4] Ibid.