Nous avons appris avec tristesse le décès d’Howard Saul Becker (18 avril 1928-16 août 2023). La formule est convenue, mais elle vaut particulièrement pour lui, qui fut d’abord pour nous un homme charmant, dénué de cette vanité si fréquente chez les auteurs ayant acquis sa notoriété.
Né à Chicago et décédé à San Francisco, il résidait souvent à Paris, comme beaucoup d’autres musiciens de jazz avant lui, qui fut longtemps un pianiste professionnel, prétendant parfois pratiquer la sociologie comme un loisir. Son nom évoque souvent, par un mauvais réflexe, le best-seller conseillé à tous les étudiants qui veulent découvrir agréablement, bien que de façon faussement facile, la sociologie : Outsiders, recueil de plusieurs articles publié en 1963 (traduit en 1985 aux Éditions Métailié, par Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie). Ce succès précoce a eu pour conséquence de l’étiqueter dans les manuels comme sociologue de la déviance, appartenant à la deuxième École de Chicago, ou plus largement au courant de l’interactionnisme symbolique, privilégiant les méthodes « qualitatives », notamment l’observation directe. Bien qu’il ne l’appréciât pas, et qu’il serait exagéré d’analyser le métier de sociologue comme une carrière déviante, le pionnier de la « labelling theory » ne pouvait s’étonner de cette catégorisation sommaire. Certes, il a volontiers reconnu l’influence de son directeur de thèse Everett Hughes et du professeur de celui-ci Robert Park, mais il n’existait pas d’École de Chicago, seulement une tradition de recherche, essentiellement méthodologique. Et si les étudiants ont certainement apprécié de savoir comment l’on devient fumeur de marijuana, ses objets d’étude relèvent plutôt de la sociologie des « occupations » (les institutrices, les étudiants en médecine…). Plus profondément, la question fédératrice d’études de cas apparemment dispersées était de comprendre comment les individus parviennent à faire des choses ensemble (Doing things together), comment ils négocient leur participation à des activités collectives, conçues comme des processus, dans des contextes changeants.
Cette ligne directrice se retrouve dans son deuxième ouvrage le plus connu, Les Mondes de l’art (1982, traduit en 1988 aux Éditions Flammarion). L’art y est en effet étudié en tant qu’action collective exigeant la coopération d’un grand nombre de personnes dont dépend le processus de création et de diffusion des œuvres et qui exercent toutes, à des degrés divers, une influence sur celles-ci. C’est son activité de pianiste dans les bars qui avait permis à Becker de connaître directement les consommateurs de drogue, de l’intérieur en quelque sorte. De même, il ne s’est pas contenté d’observer ces mondes de l’art, il en a fait l’expérience en tant que photographe, conformément à l’une des rares règles énoncées par Hughes.
On retrouve ce lien entre le « faire » et l’analyse dans ses textes de méthodologie. En effet, Becker fut aussi un enseignant, principalement à la Northwestern University (entre 1965 et 1991), et il est également connu pour la clarté et la simplicité de son style, qui témoignent du souci d’être lu et compris par un large public, conformément à une conception « démocratique » du savoir. Parmi de nombreux travaux, une référence est ici Tricks of the Trade (1997, traduit en 2002 sous le titre Les Ficelles du métier à La Découverte).
D’un point de vue théorique, il n’existe pas de sociologie « beckerienne » comme il existe par exemple une sociologie « bourdieusienne ». Mais ses conseils méthodologiques et les nombreux exemples qui les illustrent sont aisément transmissibles et continueront à inspirer le travail de terrain, en réponse à la question que se pose tout jeune chercheur en situation : « Comment faire ? » C’est l’une des raisons pour lesquelles les Éditions La Découverte l’ont beaucoup traduit : Les Ficelles du métier (2002), Comment parler de la société ? (2009), Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? (2011), La Bonne Focale (2016), Faire preuve (2020). La collection « Repères » lui a également consacré une excellente introduction, écrite par Philippe Masson (2021). Il avait préfacé l’ouvrage de Jean Peneff, Le Goût de l’observation (2009), et son œuvre est au cœur de celui d’Henri Peretz Les Méthodes en sociologie : l’observation (« Repères », 1998).
Nous regretterons sa modestie, son humour et son style, des qualités qui ne sont pas si communes…