Hommage à Bruno Latour [1947-2022]

Il a tellement aimé le monde…

S’il y a bien une constante dans l’œuvre de Bruno Latour – que les éditions La Découverte ont eu le privilège d’éditer –, c’est son amour pour le monde pris dans sa totalité. Il ne fallait rien négliger, rien abandonner, rien éradiquer. C’est en ce sens qu’il fut un héritier heureux du philosophe Alfred North Whitehead.

Ce qu’il a appelé les « modes d’existence » (il en a distingué quinze), il les a tous parcourus, visités grâce à de longues enquêtes de terrain. Il aimait les sciences. Il aimait les techniques (jusqu’à parler dans le titre d’un de ses livres de « l’amour des techniques »), à une époque où il est de bon ton de les mépriser. Son frère expliquait encore tout récemment, que lorsqu’il se rendait dans le vignoble familial à Beaune, c’était d’abord aux techniques de vinification qu’il s’intéressait dans leurs plus petits détails. Son grand livre de synthèse, Enquête sur les modes d’existence, est aussi un livre qui nous apprend à aimer ces modes de fabrique du monde, malgré la manière dont ils cèdent si souvent aux tentations de la suprématie.

On découvre avec lui que certains modes sont fragiles, menacés de disparition, comme c’est le cas pour la religion ou pour la politique (la « pauvre politique » écrivait-il). La religion comme la politique désormais menacées par plus puissant qu’elles : la science (mais aussi la morale !).

Il a toujours voulu rendre à chaque mode d’existence sa dignité, ce qui passait par une reconnaissance de ses « conditions de félicité » propres, de sa modestie qui est finalement sa seule grandeur. Le pire péché contre l’esprit consiste à confondre les modes d’existence et à les réduire à l’aide de gros concepts comme l’opposition rationnel/irrationnel. Juger un mode d’existence avec les critères d’un autre mode, c’est assécher le monde, le réduire, le vider jusqu’à le rendre invivable.

C’est pour cela qu’il aimait les activistes, ceux qui apprennent, et se méfiait des militants, qui savent déjà et n’ont plus qu’à convaincre les autres. Il avait pour cela lancé des ateliers pour explorer collectivement le monde « dans lequel on vit » et celui « dont on vit », participant ainsi au mouvement écologiste dans sa diversité irréductible. À ceux qui lui reprochaient de ne pas assez se présenter comme anticapitaliste, il répondait : une nouvelle lutte des classes a commencé.

Bruno aimait les « causes », et faisait sienne la formule d’Isabelle Stengers : « Laissons les causes causer. » Les parcours de ces deux philosophes sont inséparables. Il faut lire l’un pour mieux appréhender l’autre. On ne peut pas non plus comprendre Bruno Latour sans s’intéresser à ses autres compagnons de pensée, ceux du Centre de sociologie de l’École des Mines et en particulier à Michel Callon et Antoine Hennion, mais aussi à Philippe Descola, Bruno Karsenti, Tobie Nathan, Donna Haraway, Vinciane Despret, Nastassja Martin ou Nikolaj Schultz.

J’ai appris quelque chose auprès d’Isabelle Stengers qui m’a été bien utile dans mes rapports avec Bruno : si tu dis que tu as aimé quelque chose, un livre, un film, une œuvre d’art, tu ne devras pas t’arrêter là. Tu devras donner tes raisons. Quels effets cela a-t-il produit sur toi, qu’as-tu appris ou senti ? L’exercice est exigeant, parfois redoutable. Si vous aviez aimé, mais mal, trop légèrement, de manière superficielle, sans attachement, lui comme elle cessaient vite de vous écouter.

Bruno aimait rappeler l’importance de ce qui nous attache. Quand on vient d’un monde où l’on ne jure que par l’émancipation, le détachement, la critique, c’était une manière de s’interroger sur notre manière de penser le monde et de faire de la politique. Qu’est-ce qui nous pousse à parler de déconstruction lorsque quelqu’un tente de « bien » décrire comment cela obtient son existence ?

Quand je suis entré dans le monde de la recherche – pharmaceutique – avant de devenir éditeur, j’essayais de comprendre pour le relayer le travail des scientifiques. Je me suis d’abord tourné vers l’épistémologie, mais plus je lisais ces philosophes et moins je comprenais le travail de la recherche ! C’est alors qu’Isabelle Stengers m’a sommé de lire La Vie de laboratoire. Rien n’a plus été pareil !

Bruno aimait les liens de fidélité. Il est resté fidèle aux éditions La Découverte et a été l’une des raisons pour lesquelles la collection « Les Empêcheurs de penser en rond » s’y est intégrée. Il a apprécié et toujours rendu hommage au travail de Pascale Iltis, de Delphine Ribouchon, de Caroline Robert (attentive à fabriquer ses livres selon ses choix) et, bien sûr, de François Gèze qui fut le premier à éditer celui qui était alors un inconnu (et qu’il fallait de surcroît traduire de l’anglais !). Il a ébloui Stéphanie Chevrier, aujourd’hui à la tête de la maison.

Nous avons vu Bruno entrer dans la dernière phase de sa vie, celle où son pays l’a finalement reconnu comme un de ces penseurs « que le monde nous envie », alors que lui-même affrontait avec un courage incroyable l’épreuve terrible de la maladie. Nos pensées vont à celles et ceux qui l’ont accompagné tout le long, et en particulier à ses enfants et à son épouse Chantal.

Il nous laisse avec une question : comment allons-nous hériter ?

Philippe Pignarre

 

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