Je ne sais pas si Eric aurait apprécié que je lui rende hommage… Je ne crois pas. Il n’avait pas le caractère à ça. Sans doute aurait-il craint que l’exercice se teinte de nostalgie, sentiment dont il ne manquait jamais de dire qu’il le tenait pour « niais ». Au diable, donc, la nostalgie. De toute façon, Eric est encore là pour beaucoup d’entre nous, et son esprit hantera longtemps toutes celles et ceux qui se battent pour une égalité radicale, en Palestine et ailleurs. Que dire, alors, qui ne relève ni de la nostalgie ni, tout à fait, de l’hommage ? Que dire, quand beaucoup l’a déjà été ? Eric était en effet un personnage public paradoxal. Son sourire enjôleur et ses airs d’enfant frondeur ont fait le tour des médias. Et jusqu’aux plus rétifs à ses engagements, où on faisait mine de se scandaliser des idées qu’il distillait avec malice et fermeté. On le connaît comme un écrivain tranchant et raffiné, héraut du Paris populaire et de son histoire révolutionnaire ; on le présente, aussi, comme un romantique adepte des barricades et de la révolution auxquelles La fabrique voulait redonner souffle. Mais on le connaît moins, au fond, comme éditeur passionné de livres. C’est pourtant ce qui ne pouvait manquer de sauter aux yeux de celles et ceux qui avaient la chance de le côtoyer. Cela m’est apparu nettement dès notre première rencontre, au début des années 2000. Il venait d’intégrer le local bellevillois où il a œuvré les vingt années qui ont suivi. J’avais obtenu ce rendez-vous grâce à un ami commun car je cherchais alors à créer ma maison d’édition et j’espérais attraper au vol quelques précieux conseils. Il m’a accueilli, écouté, puis s’est adressé à moi avec les mots toujours pesés et soupesés dont je saurais mieux, plus tard, apprécier la valeur. Ce fut une rencontre déterminante. Ce que j’ai appris avec Eric en peu de temps valait formation. Et ce que j’ai commencé de comprendre alors, c’est cet amour du livre qui l’animait. Il avait derrière lui vingt ans de métier, principalement comme éditeur d’art, dans la maison d’édition fondée par son père, Fernand Hazan, tombée en 1998 dans le giron de Hachette – et qui deviendra trop vite, selon les mots d’Eric, une « coquille vide ». Ce qu’il a accompli là avec son équipe est proprement flamboyant et porte la trace de son intelligence, de sa curiosité et de son inventivité si singulières. Il a bouleversé les canons de ce fragile secteur de l’édition avec des ouvrages dessinés par l’un des plus grands graphistes du xxe siècle, Roman Cieslewicz (il fera ensuite dessiner les livres, si délicatement « bruts », de La Fabrique par un autre graphiste surdoué : Jérôme Saint-Loubert-Bié), et pensés à la confluence de l’histoire politique et sociale, de l’histoire de l’art et des avant-gardes, avec une audace jamais vue et qui ne connaîtra pas de réplique. Mais ce qui l’intéressait, ce n’était pas seulement l’invention formelle, les élégantes polices de caractères, le papier recherché ou les pages joliment composées, ni même la seule puissance des textes ; c’était aussi toute l’infrastructure – les imprimeries, les équipes de représentants, les réseaux de librairies et jusqu’aux entrepôts… – sans laquelle les livres ne sont pas des livres mais de simples parallélépipèdes de papier. Deux éléments en témoignent de manière particulièrement saillante : la part accordée à l’histoire et au présent de l’édition dans le catalogue de La fabrique, qui n’a à ma connaissance pas d’équivalent, et le taux de retour extrêmement faible de ses publications, inférieur de plus de moitié au taux moyen actuel. Cela tient évidemment à la sobriété et l’efficacité éditoriales de la maison, à l’appétit jamais démenti des lectrices et lecteurs pour ses livres, mais aussi à la confiance inébranlable des équipes de diffusion et des libraires… C’était d’ailleurs la première leçon qu’il avait donnée au jeune homme inexpérimenté que j’étais : « Va à la rencontre des libraires, ce sont elles et eux qui font vivre les livres. »
texte paru dans Livres Hebdo, juillet-août 2024