Communiqués

Un éditeur face au numérique
Intervention de François Gèze au colloque sur « La révolution numérique de l’auteur » de la SGDL, 20/21 octobre 2009
par François Gèze

20 octobre 2009

www.sgdl.org

Retrouver tous les renseignements sur ce colloque en cliquant ici

Voici le détail de l'intervention de François Gèze :

Je voudrais apporter ici un témoignage pragmatique pour dire où nous en sommes aujourd'hui, ce à quoi nous travaillons à La Découverte pour investir le domaine de l'édition électronique. Dans ce champ, les incertitudes sont majeures. Elles tiennent d'une part à l'évolution des technologies (liseuses, logiciels, bande passante, etc.) et, d'autre part, au jeu des acteurs et surtout des outsiders, comme Google et Amazon, mais aussi de ceux que l'on ne connaît pas encore et qui pourraient éventuellement tout emporter dans les années à venir. Cela signifie que notre horizon se borne à un ou deux ans au plus, mais qu'ensuite ce qui nous paraît évident aujourd'hui peut être complètement bouleversé.

À ce jour, deux modèles économiques permettant la juste rémunération des créateurs de livres apparaissent réalistes et c'est donc ceux que nous essayons de développer : l'achat de livres électroniques (ou e-books) par téléchargement et l'accès par abonnement à une « bibliothèque numérique ». Commençons par ce dernier, car c'est le plus ancien : le modèle des corpus de documents que l'on peut consulter en ligne a en effet largement fait ses preuves, principalement dans l'édition scientifique. Il représente aujourd'hui un chiffre d'affaires annuel de plusieurs milliards de dollars, d'abord pour les revues scientifiques publiées par de grands groupes comme Springer, Reed Elsevier, Thomson, etc., mais aussi, plus récemment, pour les ouvrages. On a ainsi vu apparaître des projets très innovants comme la bibliothèque numérique Safari Books Online, qui vend l'accès à une bibliothèque d'informatique professionnelle, soit quelque 8 500 ouvrages seulement, mais avec de formidables fonctionnalités de navigation, de recherche et de consultation au sein de ce corpus. Abonner une entreprise à cette bibliothèque change tout simplement la vie des professionnels concernés. On sait comment fonctionne ce modèle : l'« agrégateur » vend les licences d'accès à des institutions, comme des bibliothèques, en particulier universitaires.

En France et en Belgique, Cyberlibris a été pionnier en la matière, en créant en 2001 une bibliothèque de livres d'économie-gestion (qui en compte aujourd'hui 15 000, en français et en anglais), dont l'abonnement est vendu aux bibliothèques des grandes écoles de commerce. C'est aussi ce que nous avons fait avec le portail Cairn.info, créé en 2005 à l'initiative de quatre éditeurs universitaires francophones (De Boeck, La Découverte, Belin et Erès) : nous avons commencé avec des revues de sciences humaines et sociales ; nous en compterons bientôt 250, avec 70 000 articles numérisés à ce jour ; nous nous apprêtons à y mettre des livres, en développant bien sûr les fonctionnalités dont je viens de parler. Cairn.info vend les abonnements à son site aux bibliothèques universitaires du monde entier, qui rendent ensuite accessibles sur leur intranet ses contenus aux étudiants et chercheurs de l'établissement, de façon sécurisée et gratuite.

C'est un bon modèle, qui permet à la fois d'apporter une véritable valeur ajoutée aux lecteurs et de rémunérer à peu près convenablement auteurs et éditeurs. En effet, ces plates-formes, déduction faite d'une remise de distribution variant de 30 % à 40 % (servant à financer les développements informatiques et l'énorme travail d'enrichissement) reversent aux éditeurs le chiffre d'affaires réalisé, au prorata de la consultation on line ou de l'impression de leurs documents - les auteurs étant rémunérés par l'éditeur selon le même pourcentage de ce chiffre d'affaires que pour le papier.

Ce modèle ne concerne pas toutes les catégories d'édition : il est surtout pertinent pour l'édition de savoir au sens large (sciences exactes et sciences humaines) et l'édition professionnelle (droit, gestion, etc.), où les acheteurs sont surtout des bibliothèques et des entreprises dotées d'un intranet puissant. Dans ce domaine, il ne peut pas y avoir de libraires, tout simplement parce qu'il s'agit d'un autre métier.

J'en viens au second modèle : celui du téléchargement de e-books à l'unité, encore balbutiant aujourd'hui en France, mais dont on parle beaucoup et qui concerne la littérature générale (romans et essais), en partie l'édition jeunesse, demain sans doute la bande dessinée. À la différence du premier modèle, on retrouve là toutes les problématiques liées au prix et à la rémunération des acteurs de la chaîne du livre papier.

Je suis en effet convaincu que l'on a tout autant besoin d'éditeurs et de libraires pour produire et vendre le livre numérique que c'est le cas pour son équivalent papier. Ceux qui croient que les auteurs pourront vendre directement aux lecteurs des e-books, en se passant de la médiation des éditeurs et des libraires, se trompent. Tout simplement parce que l'offre sera pléthorique. En France, elle est certes aujourd'hui encore misérable, mais dès 2010, on comptera plusieurs dizaines de milliers de références - à comparer aux quelque 600 000 livres papiers disponibles à la vente. Et les choses iront ensuite très vite, puisqu'une bonne partie des nouveautés de littérature générale sera coproduite simultanément sous forme de papier et de fichiers au format ePub (auxquels s'ajouteront les titres de fonds des éditeurs - y compris les titres épuisés -, progressivement « rétroconvertis », et tous ceux issus de l'autoédition). On comptera alors plusieurs centaines de milliers de références en langue française - pour mémoire, plus de 350 000 ouvrages américains sont déjà disponibles en 2009 au format électronique pour la lecture sur le Kindle d'Amazon.

À l'horizon 2012-2013, il y aura donc tellement de références que les lecteurs de e-books auront bien besoin d'être aidés par des médiateurs capables de faire le tri, d'agréger et de conseiller, ce qui est très exactement le travail du libraire dans le monde du « livre Gutenberg ».

Et c'est bien pourquoi les différents maillons de la chaîne du livre papier vont se retrouver dans la chaîne du livre téléchargé. Le « libraire numérique » (qui restera aussi souvent un libraire « en dur ») devra évidemment être rémunéré pour son travail, car si, pour vendre des e-books, il n'aura plus à couvrir les charges liées aux locaux, aux retours ou aux inventaires, il aura à assumer des frais nouveaux liés à la gestion de son site de vente en ligne. On aura également besoin d'un distributeur-diffuseur numérique et de nombreuses plates-formes se mettent d'ores et déjà en place : Numilog (Hachette), qui a été la pionnière, mais aussi Eden (qui regroupe Flammarion, Gallimard et Le Seuil/La Martinière) et Editis ; et il faudra également créer une plate-forme intermédiaire entre leurs réservoirs de fichiers et les libraires en ligne. Création, développement et évolution des plates-formes, traitement des commandes, envoi, marquage ou cryptage des fichiers : tout cela a un coût. À ce jour, pour la rémunération des libraires, les discussions tournent autour de 25 % à 30 % du prix public hors taxes des e-books ; et pour la distribution numérique - et la diffusion, car il faut aussi commercialiser les e-books -, la marge est de 10 % à 12 %.

En amont, on trouve l'éditeur. Après la première étape expérimentale des livres rétroconvertis, comme ceux que nous avons mis sur Gallica (ce qui n'a pour l'instant débouché que sur un chiffre d'affaires symbolique), on en vient à la commercialisation de nouveautés au format ePub - c'est-à-dire en passant par le XML, qui offre sur les tablettes une qualité de lecture et d'usage sans commune mesure avec ce que permet le format PDF. Aujourd'hui, on parvient pratiquement à produire ces fichiers sans surcoût par rapport au papier. Certes, tous les compositeurs et éditeurs n'en sont pas encore là, mais les choses bougent très vite, même s'il faut apprendre à maîtriser les techniques pour mettre en ligne de véritables e-books.

À l'heure actuelle, on fixe pour ces livres un prix public TTC en moyenne inférieur de 20 % à celui du livre papier. Ensuite, on applique une TVA à 19,6 % au lieu de 5,5 % et on arrive donc à un prix hors taxes de 30 % inférieur à celui du papier. Puis on verse au libraire et à l'e-distributeur les pourcentages que j'ai déjà évoqués. Dans la mesure où le marché du e-book reste encore marginal, les frais fixes de l'éditeur (liés à l'établissement et à la mise en forme des textes) ne sont couverts actuellement que par les ventes de livres papier. En fait, faute de marché, l'éditeur ne se rémunère pas encore véritablement sur le numérique. Mais dans les secteurs les plus directement concernés, c'est-à-dire la littérature et les essais et documents publics, il n'est pas irréaliste d'imaginer que le livre numérique atteigne d'ici peu d'années 15 %, 20 % ou 30 % du marché (en nombre d'exemplaires). Dans ce cas, on changerait d'économie, aussi bien pour l'éditeur que pour l'auteur, lesquels devraient se rémunérer tant sur le papier que sur le numérique, ce dernier étant cette fois appelé à amortir non seulement les frais variables, mais aussi une quote-part des frais fixes.

C'est également dans cette perspective qu'il faut réfléchir à la rémunération de l'auteur. Pour l'instant, nous disons à nos auteurs que nous demeurons dans une phase expérimentale tant qu'il n'y a pas véritablement de marché et nous leur proposons une solution provisoire qui consiste à leur donner les mêmes pourcentages sur le prix hors taxes que pour le papier... J'ignore combien de temps on restera dans ce schéma. Aujourd'hui, pour les contrats que nous signons, l'auteur nous cède les droits d'exploitation sous forme numérique pour la durée de la propriété littéraire, soit 70 ans après son décès. À titre personnel - je ne parle certes pas au nom de tous mes confrères du SNE (Syndicat national de l'édition) -, je conviens que c'est sans doute excessif. Il paraîtrait assez raisonnable de fixer une durée limitée pour cette cession, car Hervé Hamon a posé la bonne question : peut-on accepter que le livre soit réputé disponible dès lors qu'il n'est exploité que sous forme électronique ? Dans certains cas, cette disponibilité sous forme numérique est formidable pour l'auteur, auquel elle donne une visibilité qu'il n'aurait pas eue à défaut, mais si cela doit servir à l'éditeur à bloquer tout autre forme d'exploitation de l'ouvrage, cela paraît exorbitant.

Or, ni nous ni les auteurs ne sommes encore en mesure d'inventer un nouveau régime de propriété littéraire, englobant le numérique et aussi stable que l'a été le système du droit d'auteur pour le livre papier. Il faut donc avancer de façon pragmatique et nous accorder sur des contrats provisoires, aussi bien dans le contenu que dans les modalités et dans la durée. Pour le reste, nous avons tout intérêt à jouer la transparence des coûts et à montrer aux auteurs ce qu'est cette nouvelle économie pour qu'ensemble nous construisions quelque chose de nouveau.