À la fin des années 2000, la sociologue Marlène Benquet a mené pendant trois ans une enquête dans une des principales entreprises françaises de grande distribution : d'abord devenue caissière, elle a ensuite fait un stage au siège du groupe et un autre au sein de l'organisation syndicale majoritaire. C'est le résultat de cette enquête hors norme qu'elle restitue dans ce livre, assez stupéfiant par ce qu'il révèle sur les " dessous " de la grande distribution.
L'identité des fondateurs (" des épiciers ") a été bouleversée par l'arrivée de nouveaux actionnaires financiers : le management par la promotion a largement disparu, et l'ensemble des salariés accepte mal ce qu'ils vivent comme une perte d'autonomie et une insécurité grandissante. Dès lors, pourquoi acceptent-ils d'" encaisser " ces réorganisations fragilisantes ?
Pour mieux comprendre, il fallait vivre leur vie : " Je voulais savoir ce que cela faisait d'être caissière pour comprendre pourquoi elles ne se révoltaient pas ou, en tout cas, moins que dans d'autres secteurs professionnels. " Au sein du siège, le cloisonnement est de règle : les badges ne donnent accès qu'à l'étage où est situé son propre bureau, impossible de se déplacer dans d'autres services sans une bonne raison, les informations circulent peu et mal. Quant à l'organisation syndicale majoritaire, comment a-t-elle réussi à s'implanter ? Comment contribue-t-elle à la paix sociale ?
Ni l'" adhésion " ni la répression ne suffisent à expliquer pourquoi les salariés s'investissent dans leur travail malgré un environnement oppressant et des rémunérations peu motivantes. Plus proche de la technique d'un joueur de go que d'un amateur d'échec, les stratégies patronales neutralisent les salariés, mais ne les soumettent pas.
Marlène Benquet, sociologue, est chargée de recherche au CNRS, membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Elle est notamment l'auteure de Les Damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché (Éditions du Croquant, 2011).
2013-05-01 - Next
Dans son livre, la sociologue assure n'avoir "aucune velléité dénonciatrice", mais le tableau dépeint, agrémenté de la transcription de certains dialogues, n'en est pas moins désabusé. Les situations tragi-comiques ne manquent pas. C'est notamment le cas au siège du groupe où il faut un badge pour entrer... et sortir et où demander à voir l'organigramme de l'entreprise est considéré comme une question incongrue. C'est aussi le cas aux caisses, où la séance de recrutement porte exclusivement sur l'apparence de la sociologue (coiffure, vernis, vêtements...) et en aucun cas sur le contenu du travail, et où les pauses-pipi ne sont pas un droit acquis, mais où une responsable lance: "il faut apprendre à vous retenir. On n'est pas à la maternelle". Pour son expérience de caissière, elle a dissimulé son activité de recherche. Dans le livre, elle relève non sans humour que "l'argument de la science est de peu de poids face au sentiment de malaise et de ridicule ressenti lorsque, tel un espion de seconde zone enfermé dans les toilettes, on commente frénétiquement le comportement de ses collègues sur un cahier qui, caché sous une robe, vous sciera les côtes le reste de l'après-midi". Aux ressources humaines, où elle s'est en revanche identifiée comme sociologue, elle croise des employés ayant souvent effectué toute leur carrière dans le groupe et issus de la promotion interne. Nostalgiques du temps où l'entreprise était décentralisée, ils dépeignent un "âge d'or", achevé vers le milieu des années 1990. "Quand je suis arrivé, le principe c'est que chaque hypermarché était comme une petite entreprise autonome. Le siège ne nous donnait aucun ordre. On gérait tout", raconte ainsi "Monsieur J", qui regrette qu'aujourd'hui les chefs de rayon ne maîtrisent plus les achats. C'est la politique du chiffre et des financiers qui prennent le pouvoir. Du côté syndical, elle dépeint aussi les relations complexes entre syndicats et direction, qui évoluent aussi avec "la financiarisation de la stratégie". Celle-ci fait que "le circuit de secours syndical" passe "d'un fonctionnement préventif à un fonctionnement strictement urgentiste". En conclusion, Marlène Benquet se demande pourquoi "cela ne craque pas, toujours pas". "Au point qu'on se demande si le capitalisme est la fin de l'histoire et qu'en botaniste amateur, on s'interroge sur l'état dans lequel doit être un fruit ayant commencé à pourrir il y a bientôt un siècle".
2013-05-23 - Charlotte Hill - AFP
Oui, les caissières encaissent. Dans tous les sens du terme. Pour comprendre leur silence, la sociologue Marlène Benquet s'est mise en situation d'observation participante au fil d'une enquête qu'elle a menée auprès du groupe Batax et qui a duré trois ans. " Je voulais savoir "ce que cela faisait" d'être caissière pour comprendre "pourquoi elles ne se révoltaient pas", ou en tout cas moins que les salariés d'autres secteurs professionnels ", raconte l'auteure. Ainsi a-t-elle décidé de se faire embaucher dans deux hypermarchés en dissimulant ses objectifs de chercheuse. Non sans peine... Car après avoir sollicité les confidences de ses collègues, elle devait encore se cacher pour prendre des notes. " Tel un espion de seconde zone, enfermé dans les toilettes, on commente frénétiquement le comportement de ses collègues sur un cahier qui, caché sous une robe, vous sciera les côtes le reste de l'après-midi. "Et les conditions de travail n'expliquant pas tout, elle a suivi un stage auprès de la fédération du syndicat majoritaire, puis au sein de la direction au service des ressources humaines. Cette fois sans masquer ses intentions. Il lui fallait saisir pourquoi, malgré l'existence d'un syndicat bien emplanté, cette profession possède une faible propension contestataire. Des conseils d'administration aux caisses enregistreuses, voici donc révélées les coutures de l'exploitation.
2013-06-01 - Marion Rousset - Regards
C'est un ouvrage en forme de carotte, carotte de sondage qu'on aurait plantée dans un groupe français de grande distribution, pour en révéler l'épaisseur et la teneur des différentes strates sociales. Pendant trois ans, de 2008 à 2010, la sociologue Marlène Benquet a mené une enquête en immersion dans une chaîne d'hypermarchés, en effectuant un stage à la direction des ressources humaines au siège social, un autre auprès du dirigeant de la fédération du commerce Force ouvrière, syndicat majoritaire dans le groupe, enfin en se faisant embaucher "incognito" comme caissière en contrat étudiant dans un magasin. Le tout, pour tenter de comprendre pourquoi la mobilisation reste faible dans l'entreprise alors que les conditions de travail se sont fortement dégradées, surtout depuis la prise de contrôle par un fonds d'investissement en 2008 (Blue capital, lié à Bernard Arnault). Autrement dit, "pourquoi ne se révolte-t-on pas davantage dans le nouveau capitalisme financier ?" résume-t-elle en introduction.
2013-06-28 - Fanny Doumayrou - L'Humanité
J'encaisse, tu encaisses, elles encaissent... En trouvant place comme " hôtesse de caisse " en supermarché, la sociologue Marlène Benquet a pu connaître de près les gaîtés de cette fonction : la valse des postes de travail, les pauses imprévisibles et chronométrées de 18 minutes, la difficulté à parler aux collègues que l'on ne croise que trop rarement... Mais l'essentiel, dans son enquête, n'est peut-être pas là. Car l'objectif de M. Benquet n'est pas tant de décrire le métier de caissière que de comprendre pourquoi, malgré des conditions de travail éprouvantes, accentuées par les compressions de personnel, il n'y a pas davantage de protestations de la part des employées. Plus généralement, comment, en période de crise, le travail continue-t-il d'être obtenu ? Pourquoi la conflictualité est-elle si faible dans la grande distribution ?
2013-07-01 - Xavier Molénat - Sciences Humaines
Comment un groupe de la grande distribution, dont les salariés sont pour la plupart mal traités et malheureux au travail, réussit-il à obtenir qu'ils reviennent travailler, jour après jour ? C'est pour tenter de répondre à cette question que Marlène Benquet, doctorante en sociologie, a passé trois ans chez un très grand distributeur, rebaptisé Batax pour les besoins de la cause. La méthode retenue, l'observation participante, a été utilisée différemment dans l'hypermarché, où la sociologue s'est fait embaucher sans dévoiler ses intentions, au sein de la direction des relations sociales, où elle a travaillé à visage découvert, et dans la fédération syndicale FO (majoritaire chez Batax), où elle a obtenu un double statut de chercheuse et de stagiaire. Cette observation "en immersion", classique en sociologie, donne des résultats dérangeants. Elle fait apparaître des comportements, des situations et des relations entre acteurs souvent surprenants. Au fil de l'ouvrage, on voit émerger une réponse argumentée à la question posée au départ : si les salariés, de la caissière aux cadres supérieurs du siège social, viennent travailler chaque matin sans se révolter, alors qu'ils ont conscience d'être manipulés et souvent humiliés, ce n'est pas grâce aux méthodes de management, aux discours des dirigeants ou à la communication interne. C'est parce qu'ils se trouvent dans des situations complexes, pris dans des mécanismes impitoyables et souvent pervers, combinant des contraintes internes (personnelles et familiales) et externes (les pressions et les manoeuvres de la hiérarchie).
2013-09-01 - Marc Mousli - Alternatives Economiques
Titre et sous-titre disent parfaitement l'objet de cet ouvrage. Une sociologue traduit ici son enquête réalisée sur le terrain de la grande distribution : comme caissière, puis au siège de l'entreprise, enfin dans le syndicat (FO) majoritaire dans ce secteur. Le résultat met à mal les idées simplistes qui voient les relations de travail comme un choc frontal entre patrons et employés. Le jeu contradictoire des chefs, sous-chefs et petits chefs et des clients parfois hargneux, les intérêts divergents des employés ou employées, les stratégies opportunistes de certains responsables syndicaux, la coopération au cas par cas entre syndicat et directeurs, tout cela est présenté d'une manière très pédagogique par le moyen de scènes rewritées accompagnées de bonnes synthèses. Au total, le lecteur comprend un peu mieux pourquoi ces travaux peu gratifiants, stressants et mal payés ne provoquent pas l'indignation, les protestations et les confrontations violentes que certains idéologues en espèrent.
2013-10-03 - Étienne Perrot - Etudes
En immersion dans l'un des principaux groupes français de grande distribution, Marlène Benquet a observé pendant trois ans " le fil de la financiarisation qui, du conseil d'administration aux caisses enregistreuses, consolide les coutures de l'exploitation ". La sociologue met en lumière les " simples interactions " qui finissent par engendrer la participation de tous à la réalisation du profit. Les consignes des dirigeants, transformées en messages positifs, trouvent leurs relais jusqu'au bas de l'échelle. L'organisation particulière du travail des caissières renforce l'efficacité du processus. L'instauration d'un système de faveurs aléatoires accentue encore leur dépendance à l'encadrement. Le collectif est miné par une hiérarchie relayée, quand c'est nécessaire, par le syndicat Force ouvrière, majoritaire dans le groupe, dont les dirigeants sont engagés dans un "partenariat' avec la direction fait d'arrangements réciproques. Un tel système, à défaut de susciter l'adhésion, interdit le désinvestissement. Mais, comme se le demande ce livre remarquable, jusqu'à quand ?
2014-02-01 - Maryse Lelarge - Le Monde diplomatique
Prologue : Où l'on écoute un jour, à Varsovie, le PDG choisi par les nouveaux actionnaires financiers
De la nécessité d'obtenir l'investissement et des moyens d'y parvenir
Comprendre les évaluations que les individus font de leur situation
Du choix de l'observation participante transversale
Garantir l'anonymat
Introduction : Comme on gère les hommes, on fait du profit
Où l'on découvre que le passé n'intéresse pas grand monde et où l'on se demande pourquoi
Des années 1960 aux années 1980 : où l'entreprise familiale devient un grand groupe coté
Les années 1990 : où une nouvelle direction professionnalisée fait le choix de la croissance externe et de l'internationalisation
Les années 2000 : quand les commerçants passent dans les mains des financiers
A chaque stratégie de croissance, son mode de gestion des hommes et des activités
I / Tout en haut : les professionnels de l'obtention du travail
1. Où l'on observe ce qu'ils font
De la difficulté à savoir où l'on est
" On devient la cinquième roue du carrosse. " La revanche des " opérationnels "
Où l'on découvre que le " relationnel " est un travail
Traduire les consignes venues d'en haut pour les justifier
Profession : " Construire les conditions de la paix sociale nécessaire à la performance et à la réalisation des projets du groupe "
2. Où l'on écoute ce qu'ils disent de ce qu'ils font
Être chef d'entreprise comme on est chef de famille
Les nouveaux experts en communication
Les " nouveaux " n'ont pas le même profil que les anciens
On lutte à la tête de l'entreprise
3. Où l'on comprend pourquoi ils continuent de le faire
Où l'on découvre que les chefs n'ont pas toujours le bras long
Au-dessus des chefs, il y en a toujours d'autres
La majorité ne sait rien et une minorité pas grand-chose
4. La déconfiture des arroseurs arrosés
II / Tout en bas, les magasins
1. Où l'on découvre comment le travail est organisé pour obtenir l'investissement
L'endurance comme compétence
Sans temps ni espaces propres
Les informations ne sont pas faites pour circuler
Échanger l'investissement contre des faveurs
Isoler les salariés les uns des autres
Limiter la radicalité des représentants du personnel
Recruter des individus aux possibilités d'actions limitées : comment devient-on caissière ?
La triple insécurité de l'emploi
Rendre l'insécurité supportable
2. Ce qui compte pour eux n'est pas ce qu'ils vivent
De la coexistence de différentes évaluations professionnelles
Tuer dans l'œuf la contestation
3. Quand l'encadrement intermédiaire peine à justifier les consignes du siège
Comment, dans les magasins, perçoit-on la surveillance du siège ?
Ce qu'ils disent des consignes venues d'en haut
Des responsables sans responsabilités ?
4. Où l'on mesure l'ampleur du fossé séparant le siège des magasins
Ce qui se murmure parmi les cadres du siège
Ce qu'on en dit dans les magasins
III / Sur le côté : les organisations syndicales
1. Où on assiste à l'entrée en scène du réseau des responsables syndicaux et patronaux
Au bout d'une impasse, au fond d'une cour, le long d'un couloir, la fédération syndicale
Sous pression des élections professionnelles
Le contenu des échanges entre responsables syndicaux et patronaux
La familiarité comme forme des échanges entre responsables syndicaux et patronaux
Où l'on comprend que la crise couve
2. De l'utilité des organisations syndicales pour obtenir l'investissement des salariés ans le travail
A quoi servent les réunions ?
De la nécessité pour les élus de conserver l'audience des salariés
3. Comment garantir la bonne volonté des élus ?
Voilà des organisations où le pouvoir vient d'en bas
Influencer les élus
Où l'on s'intéresse à la joie des syndicalistes
Conclusion
Bibliographie restreinte
Notes
Remerciements.