Lectures de l’été : une sélection de livres pour comprendre et agir

 

Les livres de l’année qui vous ont échappé

 

* La fabrique du Paris révolutionnaire –David Garrioch

 

[Extrait]

Comment Paris a-t-il pu produire cette révolution ? (Je parle ici de la révolution parisienne, non de la révolution française dans sa globalité.) Comment une ville caractérisée par un niveau de violence assez faible et une apparente passivité politique a-t-elle pu provoquer un soulèvement qui allait transformer l’Europe ? D’où sont venues l’énergie et la motivation qui ont conduit des milliers de personnes à sacrifier autant de temps, d’effort et d’argent – et même la vie, s’agissant des milliers de Parisiens engagés volontairement dans les armées révolutionnaires ? Où ont-elles puisé ce souffle, cet héroïsme, cette foi ? Si cela est venu en partie des Lumières, comment une ville qui incarnait ce mouvement philosophique, une ville qui se caractérisait par une prospérité matérielle croissante, par un humanisme et une tolérance religieuse de plus en plus grands, par un niveau d’alphabétisme et d’instruction remarquablement élevé et par une extraordinaire confiance dans la perfectibilité du genre humain, comment Paris, donc, a-t-il pu devenir la scène de la violence révolutionnaire, de l’extrémisme, des persécutions et des bains de sang ? Ces questions hantent tous les écrits sur le Paris du XVIIIe siècle et sont au centre de ce livre.

 

 

* La haine de la religion – Pierre Tevanian

 

Également disponible au format epub

 

[Extrait]

C’est l’étonnement, dit Aristote, qui conduit les hommes à philosopher. C’est en tout cas l’étonnement qui est à l’origine de ce livre. Un étonnement mêlé de perplexité, de stupeur, souvent de colère. Un étonnement qui me saisit, depuis maintenant de longues années, face à l’extravagante animosité – mais aussi, et c’est plus grave, la violence en actes – que suscite dans de multiples espaces, à droite mais aussi à gauche, la simple présence d’une adolescente ou d’une femme musulmane portant un foulard. J’ai beaucoup lu ou entendu – il est difficile à vrai dire d’y échapper – les bonnes raisons qui sont invoquées pour justifier cette animosité et cette violence, mais loin de dissiper mon incompréhension, ces argumentaires n’ont fait que la redoubler. Je me suis étonné, notamment, de la manière dont depuis deux décennies le féminisme et la laïcité ont été subitement redécouverts et réinvestis, de l’extrême gauche à l’extrême droite, pour justifier presque toujours des attitudes – mais aussi des lois et des politiques publiques – dont il me paraît assez patent qu’elles ont peu à voir avec l’émancipation des femmes ou la séparation des autorités religieuses et politiques, et beaucoup avec l’obscurantisme et la chasse aux sorcières.

Sur tout cela, j’ai beaucoup échangé, cogité, écrit, mais un autre motif d’étonnement, de stupeur et de colère s’est imposé au fil des années, auquel il me paraît aujourd’hui urgent de réfléchir : la manière dont, à gauche cette fois-ci et non dans l’ensemble du spectre politique, le rejet des femmes voilées – et plus largement des musulmans – s’adosse à un registre argumentatif spécifique qui n’est ni celui de la laïcité en tant que telle ni celui du féminisme, mais celui du combat antireligieux.

 

 

* Contre-histoire du libéralisme – Domenico Losurdo

 

[Quatrième de couverture]

Le libéralisme continue aujourd’hui d’exercer une influence décisive sur la politique mondiale et de jouir d’un crédit rarement remis en cause. Si les « travers » de l’économie de marché peuvent à l’occasion lui être imputés, les bienfaits de sa philosophie politique semblent évidents. Il est généralement admis que celle-ci relève d’un idéal universel réclamant l’émancipation de tous. Or c’est une tout autre histoire que nous raconte ici Domenico Losurdo, une histoire de sang et de larmes, de meurtres et d’exploitation. Selon lui, le libéralisme est, depuis ses origines, une idéologie de classe au service d’un petit groupe d’hommes blancs, intimement liée aux politiques les plus illibérales qui soient : l’esclavage, le colonialisme, le génocide, le racisme et le mépris du peuple.

 

 

* Une autre science est possible – Isabelle Stengers

 

[Extrait]

La lenteur n’est pas une fin en soi et elle ne se résume pas à l’exigence « qu’on nous laisse tranquille » de chercheurs qui continuent à se penser en droit de bénéficier d’un traitement privilégié. Le trajet ici accompli a tenté de donner tant à la lenteur qu’à la rapidité un sens qui, au contraire, lie les chercheurs à tous ceux qui savent que les impératifs de flexibilité et de compétitivité les condamnent à la destruction.

L’enjeu même que constitue la destruction nous renvoie à l’épisode des enclosures, lorsque les communautés paysannes n’ont pas seulement été expropriées de ce qui était pour elles ressource vitale, mais aussi séparées de ce qui les faisait tenir. Avec les communs privatisés, ce sont des savoirs pratiques mais aussi des manières de faire, de penser, de sentir et de vivre qui ont été détruits. Si le capitalisme semble si bien s’accommoder de ce qui, aujourd’hui, se dit État démocratique, c’est qu’ils s’enracinent tous deux dans ce type de destruction. L’individu démocratique, celui qui dit « j’ai bien le droit… », est celui qui s’enorgueillit d’une « autonomie » qui, en fait, renvoie à l’État la charge d’avoir à « penser » les conséquences. Étrange liberté que celle de ne pas avoir à penser. Quant au capitalisme, il a libre cours dans un monde disponible à des redéfinitions qui, toutes, verrouillent notre dépendance à des modes de production supposant et entraînant, à la manière des enclosures, un processus « progressif » de destruction de toute possibilité d’intelligence collective – ce que les institutions de recherche, après tant d’autres, découvrent aujourd’hui.

 

 

* La tyrannie de l’évaluation – Angélique del Rey

 

Également disponible au format epub

 

[Extrait]

En réalité, l’important n’est pas de savoir si on est pour ou contre l’évaluation en général, mais de comprendre comment on en est venu à produire, là où il est question d’évaluer, une telle diminution de la vie sociale : on soigne de moins en moins bien, on éduque plus mal qu’auparavant, on travaille de plus en plus dans la souffrance. Alors que les nouvelles formes d’évaluation entendent « optimiser » le « capital humain » et l’action publique, elles aboutissent à l’évidence au résultat inverse…

Or, si l’on veut expliquer ce paradoxe, il faut retracer la genèse de ces formes afin de comprendre les processus en jeu : comment l’évaluation en est venue à fonder globalement une caricature de méritocratie, d’efficacité, d’objectivité ; comment cela participe d’un nouveau système de pouvoir, très normatif, dans lequel chacun est conduit à s’identifier à ses évaluations ; comment enfin cette nouvelle « servitude volontaire » fait peser une menace sur les processus organiques au fondement de toute vie sociale. Ce livre part en effet de la conviction que si les nouvelles évaluations posent problème, c’est moins du fait de leur illégitimité (même si c’est aussi le cas) que de leur incapacité à respecter les processus à la source de toute vitalité sociale.

 

 

 

Les futurs classiques

 

 

* Éloge du carburateur – Matthew B. Crawford

 

[Extrait]

Mai est-il possible de gagner sa vie décemment en pratiquant un métier manuel ? Ou bien sommes-nous vraiment sur la voie d’une société « postindustrielle » où nous n’aurons guère plus besoin du labeur effectué à la main ? Y sommes-nous déjà installés ? Quelle est la dynamique économique de l’« économie de la connaissance » ? L’objectif de cet ouvrage est de mettre en lumière le potentiel d’épanouissement humain offert par les métiers manuels – la richesse de leurs défis cognitifs et les satisfactions psychiques qu’ils nous offrent -, et non pas de développer des positions politiques ou d’offrir des analyses factuelles sur l’état de l’économie. Reste qu’il peut être utile de prendre en compte certaines analyses économiques susceptibles d’alimenter notre scepticisme sur les « discours postindustriels » et d’ouvrir de plus amples horizons à notre investigation.

 

 

* Pour une lecture profane des conflits – Georges Corm

 

Également disponible au format epub

 

[Quatrième de couverture]

C’est à une réflexion de fond qu’invite Georges Corm dans ce livre, pour comprendre les logiques de guerre qui déchirent le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la guerre froide. Des conflits le plus souvent justifiés par la thèse débilitante du « choc des civilisations » et de la lutte contre le terrorisme « transnational » islamiste. Popularisée dans le monde entier, cette thèse a imposé une vision binaire du monde qui n’en finit plus d’enfler, au point de fabriquer toujours plus de violence.

Prolongeant les analyses historiques remarquablement documentées de ses livres précédents, Gorges Corm donne ici les clés décisives pour comprendre les mécanismes ayant permis depuis les années 1990 de paralyser les oppositions aux guerres injustes et d’étouffer la pensée objective du réel et de ses complexités : la puissance des représentations médiatiques (et académiques) portées par l’imaginaire du « retour du religieux », la manipulation de la mémoire et de l’histoire, l’instrumentalisation de prétendues valeurs politico-religieuses pour susciter des conflits, la relation perverse entre les intérêts géopolitiques de certains États et leur prétention à défendre dans l’ordre international des idéaux religieux, l’application sélective du droit international aux situations conflictuelles.

D’où l’accent mis dans ce livre, à la fois très personnel et rigoureux, sur la nécessité d’une lecture profane des conflits face aux « fanatismes civilisationnels » et sur la problématique de la laïcité et de la liberté, dans sa version républicaine « à la française ».

 

 

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Les « déjà classiques »

 

 

 

* Les damnés de la terre – Frantz Fanon

 

[Extrait]

On ne désorganise pas une société, aussi primitive soit-elle, avec un tel programme si l’on n’est pas décidé dès le début, c’est-à-dire dès la formulation même de ce programme, à briser tous les obstacles qu’on rencontrera sur sa route. Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, de s’en faire le moteur, est préparé de tout temps à la violence. Dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue. […]

Le colonisé, donc découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut pas plus qu’une peau d’indigène. C’est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l’assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il n’aura bientôt d’autre issue que la fuite.

 

 

* Storytelling – Christian Salmon

 

[Extrait]

Comment l’idée de Roland Barthes, selon laquelle le récit est l’une des grandes catégories de la connaissance que nous utilisons pour comprendre et ordonner le monde, a-t-elle pu s’imposer ainsi dans la sous-culture politique, les méthodes de management ou la publicité ? Que penser de cette nouvelle vulgate selon laquelle tous les discours – politique, idéologique ou culturel – devraient adopter une forme narrative ? En guise d’explication, Peter Brooks soulignait notamment l’impact croissant des séries télévisées dans la vie quotidienne des Américains, même chez ses collègues universitaires : il citait le cas d’un de ses amis qui préférait suivre la série West Wing que regarder les informations sur CNN. Selon lui, la communication politique et le journalisme faisait un usage excessif (overused) de la notion de récit.

 

 

* Mémoires de Géronimo

 

[Extrait]

Je suis né dans le cañon No-doyohn, dans l’Arizona, en juin 1829. C’est dans le pays qui s’étend en amont de la rivière Gila que j’ai été élevé. Ce territoire était la terre de nos ancêtres. Dans ces montagnes, se cachaient nos wigwams ; dans les vallées éparses, nous avions fait nos champs ; les immenses prairies, qui s’étendaient de tous côtés, nous servaient de pâturages ; les cavernes des rochers, de sépulture.

J’étais le quatrième d’une famille de huit enfants – quatre garçons et quatre filles. De cette famille, moi-même, mon frère Porico (Cheval Blanc) et ma soeur Nah-da-ste sommes les seuls survivants. Nous sommes prisonniers de guerre dans la réserve militaire (Fort Sill). Tout enfant, je rampais sur le sol souillé du tepee de mon père, ma mère me portait sur son dos, suspendu dans mon tsoch (berceau, en apache) ou me suspendait à une branche d’arbre. Le soleil me réchauffait, le vent me berçait, les arbres m’abritaient comme tous les autres enfants apaches.

Quand je fus plus grand, ma mère m’apprit les légendes de notre peuple, me parla du soleil et du ciel, de la lune et des étoiles, des nuages et des orages.