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Le livre dématérialisé : un essai de prospective
Un article de François Gèze, P-DG des Éditions La Découverte - Conférence à l’ENSSIB, colloque « Horizon 2019 : bibliothèques en prospective », Villeurbanne, 19 novembre 2009 (à paraître en octobre 2010 dans les actes du colloque : Horizon 2019 : bibliothèques en prospective, Presses de l’ENSSIB, coll. « Papiers »).
par François Gèze



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Avant de se lancer dans un essai de prospective sur le livre en 2019, il me semble important de faire un peu de rétrospective et de se demander de quelle façon, il y a dix ans, on anticipait l’avenir du livre en 2009. On était alors quatre à cinq ans après le début du déploiement de l’Internet grand public et les plus visionnaires, aux États-Unis et en Europe, prévoyaient l’avènement du livre « multisupport » : ce serait l’une des manifestations de la « grande convergence » permise par la généralisation du numérique, aussi bien dans l’écrit que dans l’audiovisuel et les télécommunications. Telle était par exemple la conviction de Jean-Marie Messier, le dirigeant de la Compagnie générale des eaux devenue Vivendi en 1998, puis Vivendi Universal en 2000. Dans sa branche d’édition, Vivendi Universal Publishing (VUP), il n’était alors question – j’en ai été témoin – que du « format pivot » XML, qui permettrait de décliner le livre aussi bien au format papier qu’au format numérique. D’autant que venaient d’apparaître les premiers lecteurs de « e-books », qui tinrent la vedette au Salon du livre de Paris en 2000 et 2001. Et qu’une nouvelle technologie révolutionnaire pointait le nez, celle de l’« encre électronique » (e-ink), ce qui conduisit alors VUP à investir 5 millions de dollars dans la start-up des ingénieurs du MIT à l’origine de ce concept.

Pour les prévisionnistes de l’époque, il n’y avait pas de doute : le livre allait se « dématérialiser », puisque de nouvelles tablettes de lecture bon marché à base d’encre électronique seraient généralisées en 2004-2005 et, à la fin des années 2000, une part significative des livres serait commercialisée sous forme de e-books. Force est d’admettre aujourd’hui que ce pronostic, s’il se fondait sur un diagnostic pertinent des potentialités du numérique, fixait des échéances pour le moins prématurées : c’est seulement depuis 2009 que le marché du « livre numérique » a commencé à décoller aux États-Unis (où il ne représente encore que 1 % à peine du marché global de la librairie) et il est encore pratiquement inexistant en Europe.

Les trois « révolutions numériques » dans le livre, des années 1970 aux années 2000

On s’était donc trompé, puisque les premiers livres électroniques ont été un échec cuisant, mais on avait bien une intuition des bouleversements que ces évolutions technologiques pourraient apporter à la chaîne du livre. Ce qui m’amène à préciser un point essentiel, le rôle des évolutions technologiques dans la production du livre, en évoquant rapidement celles survenues au cours des dernières décennies et la façon dont elles ont – ou non – affecté les différents acteurs de cette chaîne du livre, auteurs, éditeurs, imprimeurs, libraires, bibliothécaires, etc.

La première révolution, depuis celle de Gutenberg, a été celle du passage progressif, à partir des années 1970, du plomb à la photocomposition, technologie numérique apparue deux décennies plutôt et jusqu’alors adoptée surtout par la presse. J’ai eu l’occasion de vivre ce bouleversement impressionnant, qui a eu des conséquences considérables pour les imprimeurs : leurs deux métiers jusque-là indissociables, la composition (typographie et mise en page) et l’impression, se sont séparés, permettant l’apparition de « photocompositeurs » qui n’étaient pas nécessairement imprimeurs. Mais cela n’a en rien affecté les autres maillons de la chaîne du livre (sauf, dans une certaine mesure, les services de fabrication des éditeurs).

Puis, très vite ensuite au cours des années 1980, une deuxième révolution numérique est intervenue, celle de la « publication assistée par ordinateur » (PAO), grâce à la généralisation des micro-ordinateurs et des logiciels de mise en page. Cela a produit à nouveau des changements absolument considérables en terme d’emplois et de métiers pour les photocompositeurs et les imprimeurs, mais cette révolution est restée tout aussi silencieuse, puisqu’elle n’affectait pas le fonctionnement traditionnel des autres acteurs de la chaîne du livre. Les auteurs, toutefois, ont été plus directement concernés, qui sont peu à peu passés de la machine à écrire au « traitement de texte » – sans en maîtriser, loin s’en faut, toutes les potentialités. Et les éditeurs également, puisque certains de leurs métiers – travail éditorial sur les manuscrits, préparation et correction typographique –, ont progressivement migré du papier à l’écran (certains ont même intégré en leur sein des « ateliers de PAO »). Mais, là encore, cela n’a rien changé pour le travail des autres professions du livre, libraires et bibliothécaires.

En revanche, avec la « troisième révolution numérique », celle de la possibilité du « livre dématérialisé » qui se confirme à la fin des années 2000, il est absolument certain que tous les acteurs de la chaîne du livre vont voir leurs métiers profondément affectés, même si leurs « fondamentaux », j’en suis convaincu, perdureront.

Ce que le numérique a fait à l’édition de 2019 en général…

Après ces prolégomènes, je peux me lancer dans l’exercice imparti, « quel livre à l’horizon 2019 ? ». Avec, bien entendu, toutes les précautions d’usage que rappelait Pascal Ory en ouverture : bien des événements peuvent survenir à l’avenir, qui sont de l’ordre de l’imprévisible et qui peuvent absolument invalider tout ce que je vais dire maintenant. Je pense en particulier à deux points fondamentaux. D’abord les innovations technologiques en matière de stockage et de lecture du livre dématérialisé, qu’il est fort difficile d’anticiper tant elles évoluent rapidement et qui peuvent remettre en cause toutes les prévisions que l’on peut faire actuellement. Et ensuite l’émergence dans le monde du numérique de nouveaux acteurs qui peuvent tout changer, comme on l’a bien vu ces dernières années. Nous connaissons tous l’exemple d’Amazon, créée en 1995 et dont le rôle restait marginal il y a dix ans, mais dont la librairie en ligne représente en 2009 près du quart du marché du livre aux États-Unis, ce qui est proprement sidérant. Ou encore celui de Google, société créée en 1998 et qui s’est lancée en 2004 dans la numérisation de masse de livres – en s’affranchissant des règles séculaires du droit d’auteur –, rendant accessibles à ce jour quelque 12 millions d’ouvrages dématérialisés…

Ces précautions prises, si l’on veut décrire la situation du livre en 2019, le point fondamental est de souligner que le nouveau paysage éditorial qui se présente alors n’a pas du tout été façonné de la même manière par les technologies numériques selon les différents types de livres. Je vais donc rapidement passer en revue les différents secteurs de l’édition française – réduction linguistique nécessaire, même s’il est évident qu’elle aura alors été affectée par des transformations techniques et économiques qui dépassent la France, venues surtout d’Amérique et d’Asie –, pour évoquer la façon dont chacun d’eux, en cette année 2019, a été affecté depuis dix ans par le numérique.

Il y a d’abord les ouvrages qui relèvent de l’« édition de connaissance », les encyclopédies, les livres de formation et de recherche, les revues – je reviendrai plus loin sur l’édition scolaire, qui relève d’une autre logique. Dans ce secteur, qui englobe les sciences exactes et les sciences humaines et sociales, la majorité des livres n’existent plus que sous forme numérique. À l’exception des essais de vulgarisation, dont les versions papier résistent face aux e-books, le modèle économique dominant pour ces publications n’est d’ailleurs plus celui de la librairie, c’est la « bibliothèque numérique » en ligne. Un nouvel acteur s’est en effet affirmé dans ce secteur : l’« agrégateur », celui qui agrège des ressources produites par des auteurs et des éditeurs en amont et qui les rend accessibles aux lecteurs de diverses manières, mais qui ajoute à cet empilement de documents numériques toute une série de fonctionnalités permettant une navigation en leur sein. Certaines de ces fonctionnalités existaient déjà en 2009 – en témoignait alors, notamment, le succès de Cairn.info –, mais dix ans plus tard, elles ont acquis un niveau d’efficience et de puissance qui était alors inimaginable.

Donc, dans cette chaîne-là, le libraire n’a plus sa place, puisqu’on ne diffuse plus des livres « à l’unité » : les documents concernés sont en effet des livres ou des articles de revues – lesquelles n’existent plus sous forme papier ­ – enrichis d’éléments hypertextes ou audiovisuels, des « objets documentaires » dont la forme même s’est beaucoup éloignée de celle de l’objet livre. Cela existait d’ailleurs déjà en 2009, puisque cette situation était celle de l’édition scientifique et technique ou des encyclopédies, qui n’existaient plus que dans des variantes online, diffusées non plus par des libraires mais par des sites d’agrégateurs ad hoc. L’éditeur, lui, continue a exister, on en a besoin : le noyau de son travail reste le même, élaborer des textes avec des auteurs qu’il juge pertinents. Néanmoins, le résultat de ce travail qu’il rend disponible chez les agrégateurs, ce ne sont pas de simples fichiers, mais des fichiers associés à des métadonnées. Il a donc dû apprendre une nouvelle facette de son métier qui lui était auparavant presque totalement étrangère : la production de métadonnées décrivant les documents publiés, ce qui implique que cette fonction de « catalogage », autrefois dévolue exclusivement aux bibliothécaires, a été (partiellement) intégrée très en amont chez les éditeurs.

Les bibliothécaires, eux, sont évidemment en première ligne dans la diffusion de ces bibliothèques numériques puisque, en 2019, s’est généralisé de longue date le vieux modèle dit « B to B » où des agrégateurs vendent les licences d’usage de leur site aux bibliothèques et institutions, lesquelles le rendent ensuite accessible aux usagers de leurs réseaux. Avec toutefois un problème absolument considérable – j’y reviendrai –, celui de la conservation, puisque pour ces corpus documentaires, il n’y a plus de papier et que même les solutions d’impression à la demande ne sont pas pertinentes du fait de leur nature intrinsèquement hypertextuelle.

Ensuite, avant d’évoquer la situation de la littérature générale, je vais tenter un état des lieux en 2019, sûrement trop rapide et schématique, des autres secteurs de l’édition que nous connaissions en 2009. Le livre pratique, par exemple, n’existe pratiquement plus sous sa forme encore canonique des années 2000, de guides de voyages, de manuels de bricolage ou de recettes de cuisine. Car dans ces domaines, les avantages du numérique et du Web ont détrôné de longue date ceux du papier. S’agissant par exemple des guides touristiques, leurs principaux diffuseurs sont devenus les opérateurs téléphoniques : dans les nombreux pays visités où des réseaux sont disponibles, grâce au GPS et à maints autres outils inédits, on a accès sur son terminal à des informations actualisées beaucoup plus pratiques que celles des ouvrages en papier.

S’agissant de la bande dessinée et de l’édition de jeunesse, l’offre de 2019 reste « mixte » : cohabitent des créateurs « traditionnels » attachés au papier et d’autres qui ont choisi d’investir pleinement le numérique, car dans ces domaines, les deux formes de publication ont leurs potentialités qui ne sont pas les mêmes, de la même façon que les deux formes de lecture ont des charmes différents.

Pour le scolaire, l’un des plus importants secteurs de l’édition dans nombre de pays du monde – voire le plus important, dans beaucoup de ceux du Sud en particulier –, la prospective à l’horizon 2019 est plus difficile et je dois prendre moins de risques en envisageant deux scénarios, du moins dans le cas de la France (car on sait à quel point la situation de ce secteur éditorial peut varier selon les pays).

Un scénario « rose » tout d’abord, où l’État français aurait, dans les années 2010, enfin pris toute la mesure de l’importance de la formation des jeunes aux usages du numérique et s’en serait donné les moyens – ce qu’il n’avait pas encore fait dans les années 2000, à la différence par exemple des Britanniques et des Hollandais qui avaient alors équipé toutes leurs classes de tableaux blancs interactifs (TBI), encourageant du même coup les éditeurs à produire des manuels numériques utilisables sur ces TBI, des outils assez formidables. Dans ce scénario, l’État a débloqué les quelques dizaines ou centaines de millions d’euros nécessaires pour équiper les établissements et, surtout, pour former les maîtres à ces nouvelles technologies, ce qui était hélas très loin d’être le cas en 2009. Dès lors, en 2019, dans le primaire et le secondaire, les élèves apprennent tous en s’appuyant en classe sur des manuels « en ligne », interactifs et sophistiqués, qui ont remplacé les manuels papier d’autrefois. Les éditeurs scolaires, qui produisaient déjà tous en 2009 des versions numériques de leurs manuels classiques en papier – mais qui restaient alors très peu utilisées –, ont définitivement basculé dans l’univers numérique, maîtrisant des outils impliquant, aux plans pédagogique comme intellectuel, de nouvelles exigences, puisque le manuel numérique n’est pas, loin s’en faut, la simple transposition du manuel papier.

Le scénario gris, c’est que l’État français ne s’est pas préoccupé suffisamment de ces questions et que, du coup, l’édition scolaire de 2019 est plongée dans une crise gravissime, au détriment des élèves eux-mêmes et de la formation qui leur est due : l’État n’ayant pas accompagné les éditeurs scolaires dans leur mutation, n’ayant pas suffisamment formé les enseignants, ces derniers doivent « bricoler » avec une offre mixte, papier et numérique, d’une qualité dans les deux cas médiocre, faute de débouchés permettant de financer des manuels de bon niveau…

…et aux livres de littérature générale en particulier

J’en viens maintenant à la situation en 2019 de la « littérature générale », les romans et les essais, c’est-à-dire les livres dont on parle le plus et qui symbolisent aux yeux du grand public l’édition en général, dont elle ne représentait pourtant que 27 % en 2008. Dix ans plus tard, les tablettes de lecture (les « liseuses ») de e-books se sont banalisées, grâce à leur coût ridicule et leur confort de lecture. Et pourtant, le papier résiste, les « e-books » ne représentant qu’une petite moitié du marché (en nombre d’exemplaires). Pourquoi cette résistance, alors que le numérique et le haut débit sont devenus totalement dominants ?

Plusieurs facteurs ont joué pour expliquer cette « mixité » de l’offre et des pratiques de lecture. Le premier, c’est qu’en 2019, l’importance du « livre clos » – cette vieille invention de l’imprimerie –, s’est affirmée de façon fondamentale. Une bonne partie des adultes de l’époque, tous nourris depuis qu’ils sont bébés aux mamelles du numérique et de l’Internet, habitués au zapping et à la consommation de « snippets », de petits bouts de textes, de savoirs, d’images ou de sons, éprouvent en effet en réaction le besoin d’en revenir au « livre clos » : dans cet univers foisonnant, s’est affirmé le besoin de pouvoir accéder à des œuvres stables, qui ont un début et une fin et qui sont arrêtées à un moment T, par exemple l’œuvre d’un écrivain figée en 2017 (et qui fera éventuellement l’objet d’une nouvelle édition en 2021). Ces œuvres ont en effet un avantage absolument majeur : elles fixent à un moment donné l’état de la connaissance d’un chercheur ou celui de la puissance créative d’un romancier, ce qui permet de préserver le sentiment de la durée, du passé et du futur, indispensable à l’homme pour éviter de sombrer dans la folie stérile du « présentisme perpétuel ». Ce qui est absolument irremplaçable : s’imaginer que l’on pourra complètement passer des œuvres fixes, des œuvres closes, qui étaient l’univers de référence des lettrés au xixe et au xxe siècles, au seul univers des « œuvres liquides », livres en permanente transformation, je n’y crois pas du tout.

L’offre de 2019 comporte bien sûr en grand nombre ces œuvres liquides, évolutives, interactives et hypertextuelles, qui relèvent souvent d’une économie de la gratuité, l’univers des creative commons au sens large. Alors que les livres clos restent dans une économie marchande, nécessaire pour rémunérer ceux qui les produisent et les diffusent, auteurs, éditeurs et libraires. Ce n’est pas un vœu, mais un constat : les deux modèles, ayant chacun leurs vertus et leurs défauts, ont réussi à cohabiter, car l’un et l’autre répondaient aux attentes des lecteurs.

Ensuite, le second facteur est certainement lié aux effets de génération. En 2019, nombre des « baby boomers » nés après la Seconde Guerre mondiale sont toujours là : ils ont entre 65 et 75 ans, toujours bon pied bon œil, avec souvent, pour les plus favorisés, plus de moyens que leurs enfants. Et ceux-là, où l’on trouve les plus grands lecteurs, ont été formés avec le livre papier auquel ils ont toujours été attachés pour lire des romans et des essais, même si certains d’entre eux ont basculé dans la lecture numérique. En revanche, en 2029, la situation sera sans doute plus problématique pour cette génération…

Mais il faut aussi compter avec la jeune génération de 2019, ceux qui ont alors entre 15 et 25 ans et qui sont devenus des fans du « livre clos », car en 2017 est apparu l’ultimate book, le « dernier livre », le « livre absolu » inventé par des industriels chinois (devenus très riches). Celui-ci se présente comme un livre papier de 2009, avec ses quelques centaines de pages et sa reliure. Mais ses pages sont en papier électronique et sa reliure comporte le « hard » et le « soft » nécessaires pour y télécharger et y stocker les fichiers de milliers d’ouvrages. Un simple click permet d’« actualiser » les pages blanches et de retrouver le plaisir de lecture en continu d’un des livres clos contenus dans cette bibliothèque numérique personnelle…

Des métiers en pleine mutation

Dans l’édition de littérature générale, qu’ont changé en 2019 ces nouvelles techniques pour les acteurs traditionnels de la chaîne du livre, éditeurs, imprimeurs, libraires et bibliothécaires ? Pour l’éditeur, je l’ai dit, elles n’ont pas modifié son cœur de métier, si ce n’est qu’il a dû apprendre à produire des métadonnées de plus en plus complexes, savoir-faire qu’il partage désormais avec les libraires et les bibliothécaires. Mais les éditeurs ont également produit une offre devenue considérable, car en 2019, on compte en France quelque 2 millions de livres disponibles, contre 600 000 dix ans auparavant : en effet, non seulement tous les livres publiés au cours des années 2010 sous forme numérique restent « vivants », la notion de réimpression n’ayant plus lieu d’être en l’espèce, mais les livres disponibles en 2009 ainsi que ceux qui étaient épuisés à cette date (de l’ordre de 700 000) auront pour la plupart été « rétroconvertis » sous forme de e-books. Tous sont devenus en principe disponibles ad aeternam, non sans conflits avec les auteurs, dont les sociétés auront bagarré des années avec le Syndicat national de l’édition avant d’arriver en 2014 à un accord, sanctionné par la loi dans le Code de la propriété intellectuelle, sur le statut particulier des livres clos numériques, devant faire l’objet d’un contrat d’édition à durée plus limitée que celui des livres papiers.

Les imprimeurs de livres ont en revanche subi un véritable tsunami : beaucoup ont disparu, le nombre d’exemplaires papiers vendus en France (487 millions en 2008) ayant chuté de près d’un tiers dix ans plus tard du fait du « boom » des e-books. Les plus habiles ont survécu, après s’être reconvertis dans l’impression numérique de livres « à la demande », qu’il s’agisse des anciens titres « rétroconvertis » ou de la pléiade déferlante des ouvrages autoédités grâce aux services bon marché des sites spécialisés ayant pris le relais des anciens éditeurs « à compte d’auteur ».

Pour les libraires, la situation a certes beaucoup évolué. Mais la plupart d’entre eux sont toujours là, car le fondement de leur métier, sélectionner et conseiller, est devenu plus indispensable que jamais face à une offre devenue pléthorique et désormais radicalement divisée entre un (très) petit nombre de best-sellers et une myriade presque infinie de nouveautés (papier et numérique) visant de multiples « marchés de niche ». Heureusement, à la suite du lobbying des éditeurs européens, la Commission européenne avait adopté en 2012 une directive préconisant l’adoption du prix unique pour le livre numérique clos et la France l’a immédiatement transposée dans la loi. Et grâce à cette loi, nous avons pu maintenir un réseau relativement diversifié de librairies, mais qui évidemment s’est beaucoup transformé et dont les métiers ont beaucoup changé. En 2019, on a d’un côté deux grands acteurs « traditionnels » proposant en ligne une offre mixte, c’est-à-dire à la fois des livres numériques et des livres papiers : c’est Fnac.com, site qui s’est beaucoup développé, et le Portail de la librairie française, qui fédère tous les libraires indépendants. Les clients de ces librairies, qui restent attachés à leurs locaux « en dur », peuvent aussi les commander sur leur site au sein du Portail de la librairie française : ils achètent ainsi soit des livres papiers (par correspondance ou mise à disposition dans un magasin), soit des livres numériques par téléchargement.

D’un autre côté, on a un autre grand acteur, venu du monde des « pure players » américains, c’est Googlezon, fruit de la fusion en 2014 d’Amazon et de Google, devenu l’acteur numérique le plus puissant du monde : il propose évidemment toutes sortes d’articles, mais aussi des livres, et pas seulement 2 millions de e-books français, mais 15 millions dans toutes les langues. C’est évidemment un acteur très puissant, mais pas hégémonique car il y a eu de la résistance, qui s’est traduite notamment par la création de beaucoup de sites de libraires spécialisés ne vendant qu’en ligne : des spécialistes de littérature sud-américaine, de linguistique, de psychanalyse, etc., et qui, dans ce vivier des 2 millions de e-books francophones (voire aussi d’autres langues), offrent à leurs clients une sélection raisonnée de titres et, surtout, des conseils que Googlezon est toujours incapable d’apporter, puisque sur son site ce sont les robots qui prodiguent aux lecteurs des conseils assez frustes. Ils peuvent être tranquillement installés dans le Cantal ou dans la campagne bretonne et proposent surtout des livres numériques, achetables en téléchargement ou louables pour un feuilletage en streaming, mais comme ils consacrent l’essentiel de leur activité à la lecture critique des livres – avec l’aide éventuelle de spécialistes –, ils ont pu s’imposer par la qualité de leurs préconisations, devenues indispensables aux lecteurs pour se repérer dans une offre surabondante.

Mais ce sont sans doute les bibliothécaires qui ont vu leur profession la plus bouleversée. Ainsi, ce ne sont plus eux qui assurent ce qui était autrefois leur « cœur de métier », le catalogage. En 2019, cela est du seul ressort du Catalogue national du livre, géré par la Bibliothèque nationale de France, qui a fusionné en 2013 sa base catalogue avec celle du Cercle de la librairie, Électre. La BNF assure désormais en la matière bien plus de fonctions qu’autrefois (comme le précatalogage des livres) et a noué avec les éditeurs des rapports nouveaux, en gérant, au-delà du dépôt légal classique du livre papier, le dépôt légal des livres numériques et celui des métadonnées associées, imposés par la loi de 2012. Des métadonnées ensuite enrichies par la BNF au sein du Catalogue national du livre, lequel a été évidemment rendu depuis disponible en ligne gratuitement pour toutes les bibliothèques du territoire, mais aussi pour tous les usagers, particuliers, libraires et autres professionnels.

Du coup, le travail de catalogage qui était autrefois dupliqué au sein des BM, BDP, BU, etc., y est devenu inutile, ce qui leur a permis de mettre au cœur de leur métier une vraie « politique documentaire ». Grâce à la qualité et à la sophistication des métadonnées au format Onix du Catalogue national du livre, qu’il s’agisse des bibliothèques universitaires ou des bibliothèques de lecture publique, il leur est en effet devenu beaucoup plus facile de sélectionner, en fonction de leurs budgets, les titres pertinents, papiers ou numériques, à proposer à leurs usagers. Le fameux programme « Poldoc », dont j’ai toujours été un fervent partisan, s’est ainsi généralisé, d’autant plus que la pléthore de l’offre numérique, de livres, mais aussi de musique ou de documents audiovisuels, a obligé les responsables des bibliothèques et plus encore des médiathèques à opérer des choix sélectifs et raisonnés de ressources mises à la disposition de leurs usagers.

Dans les BU, les intranets dont disposent étudiants et enseignants depuis plus de quinze ans rendent ainsi accessibles à la lecture online les livres clos numériques et, surtout, les bibliothèques numériques des agrégateurs spécialisés qui offrent des bouquets de ressources très variées, souvent associées aux outils de e-learning des enseignants. Dans les bibliothèques de lecture publique, les e-books sont toujours disponibles en prêt (comme les livres papiers), notamment sous forme de fichiers téléchargeables et chronodégradables.

Mais pour les bibliothèques de 2019, leur autre « cœur de métier » le plus traditionnel, la conservation des livres, est toujours en revanche une question cruciale. Pour les livres clos numériques, au-delà des progrès enregistrés par le programme SPAR (Système de préservation et d’archive réparti, « magasin numérique pour la préservation des documents ») de la BNF, assurant notamment la migration logicielle des fichiers du dépôt légal, une solution simple s’est finalement imposée à la fin des années 2010 : l’obligation pour les éditeurs de déposer également deux exemplaires papiers réalisés en impression numérique sur du papier permanent. En revanche, pour toutes les autres ressources « mixtes » que j’ai évoquées, comme les bibliothèques numériques qui ne peuvent être associées à du papier, la question de la conservation à long terme reste un défi non résolu en 2019.

En conclusion, abandonnant la description au présent prospectif et aléatoire de la situation du livre en 2019 et revenant plus raisonnablement à la vision que nous suggère la situation de 2009, on peut simplement gager que, pour toutes les professions du livre, les années à venir sont aussi lourdes de menaces que de promesses. Autant de défis à relever pour les auteurs, les éditeurs, les libraires et les bibliothécaires, que les réalités du numérique vont amener à travailler de concert beaucoup plus que ce n’était le cas auparavant. D’autant qu’un autre défi se présente – et que je n’ai pas assez évoqué, faute de temps –, celui lié à l’évolution des pratiques de lecture « à l’ère numérique », question qu’éclaire fort utilement la récente enquête conduite par Olivier Donnat sur les « pratiques culturelles » des Français en 2008.