Communiqués

Le scénario VUP-Hachette et l’écosystème du livre
par François Gèze

09 octobre 2002

Après la déclaration ardente de Jean-Luc Lagardère affirmant son vif désir de racheter le pôle français d’édition de Vivendi Universal (« Nous voulons VUP France, par amour du livre », Le Monde, 18 septembre 2002), deux tribunes d’éminents éditeurs d’Hachette sont venues le même jour, le 3 octobre (Monique Nemer dans Libération, Claude Durand dans Le Monde), appuyer avec vigueur cette démarche en célébrant, avec les mêmes accents, les vertus de la fusion VUP-Hachette sous l’égide de Largardère Médias.
Pour Monique Nemer, Lagardère serait entré dans la danse pour prémunir les éditeurs de VUP du « triple risque » (patrimonial, industriel et social) que ferait courir leur rachat par des fonds d’investissements et pour garantir leur « liberté éditoriale ». Pour Claude Durand, cette « solution à la fois nationale et cohérente » constitue une « chance inespérée […] d’offrir une alternative française et opérationnelle aux propositions purement financières et essentiellement américaines des autres postulants ».
Ce tir de barrage médiatique prouve assurément que le groupe Lagardère a vraiment très envie de racheter le principal concurrent de sa branche édition. C’est précisément cette détermination qui fonde l’inquiétude de beaucoup d’acteurs de la chaîne du livre, et pas seulement les éditeurs de VUP (dont La Découverte est une très modeste filiale).
Balayons tout de suite les faux procès. Monique Nemer et Claude Durand ont raison sur deux points essentiels : les risques de démantèlement liés à un rachat par un fond d’investissement sont bien réels (même s’ils n’ont rien de fatals) ; et je ne doute pas une seconde que le groupe Lagardère laisse une entière liberté éditoriale à ses éditeurs. Contrairement à ce qu’a écrit le P-DG de Fayard, je n’ai jamais fait partie de ceux qui pensent qu’« il n’y a de salut pour la « vraie » culture et la « vraie » littérature qu’en dehors des groupes ».
Avant que ma maison soit rachetée en 1998 par Havas (devenu ensuite VUP), ce que j’ai toujours dit et écrit, c’est que si les grands groupes sont capables de soutenir le développement de maisons d’abord animées par le souci de la création (et je citais alors souvent Fayard), le risque que prévale la seule logique financière leur était consubstantiel. Le modèle américain d’une « édition sans éditeur », bien réel et justement dénoncé par le patron de The New Press, André Schiffrin, était là pour nous le rappeler. Il se trouve que les actionnaires des deux grands groupes français, après avoir été tentés par ce modèle dans les années quatre-vingt, ont compris que celui-ci était tout simplement contre-productif. Et même s’il ne s’agit pas de dire que ces groupes sont en tout point des paradis pour les éditeurs de création, mon expérience de quelques années au sein de VUP, dirigé par Agnès Touraine, m’a montré qu’un équilibre intelligent pouvait être trouvé entre les impératifs financiers – fatalement inscrits dans le court terme – et les impératifs de la création éditoriale – nécessairement inscrits dans le long terme.
C’est justement cet équilibre, fragile, qui pourrait être remis en cause par une fusion VUP-Hachette. Car dans leur plaidoyer pour la « solution Lagardère », Monique Nemer et Claude Durand passent bien vite sur les effets qu’une telle concentration – qui serait unique au monde – aurait sur l’ensemble de la « chaîne du livre » et sur la délicate articulation entre les trois composantes indissociables du métier d’éditeur : la création, la gestion et la commercialisation.
Le premier volet, du moins si on l’entend sous le seul angle de la liberté éditoriale, n’est paradoxalement pas le plus préoccupant : dès lors que leur horizon temporel dépasse le trimestre, les capitalistes intelligents (et ils se doivent de l’être, dans ce métier…) ont compris qu’ils avaient plus intérêt à financer des éditeurs créatifs, fussent-ils cabochards et à contre-courant de l’air du temps, que des fabricants de livres-clones et de « produits prévendus » (qui ne le seront pas toujours). Le risque de censure idéologique, du moins en France, est largement un fantasme : l’éditeur de Attac n’est-il pas… Fayard (sous la marque Mille et une nuits), filiale de Hachette ?
Le deuxième volet, la gestion, pour obscur qu’il soit aux yeux du grand public, est essentiel et il ne peut s’accommoder d’une concentration excessive. Le groupe VUP dispose actuellement en France de deux « plates-formes » de moyens pour chacun de ses pôles, aux besoins différents (Littérature et Éducation-Référence) : chacune d’elles (SOGEDIF et VUEF) assure efficacement pour les éditeurs concernés les services de comptabilité, gestion des droits d’auteurs, informatique, achats (papier, imprimerie), etc. C’est à la fois de l’industrie lourde et de la dentelle. Concentrer ces outils à l’échelle d’un hypothétique groupe VUP-Hachette entraînerait en interne, outre des suppressions d’emplois et des perturbations durables, à la fois un alourdissement des charges de gestion et une prépondérance de la logique industrielle au détriment de la « dentelle », dont le métier d’éditeur, irréductiblement artisanal, ne peut se passer. Et en externe, cela donnerait à ce « groupe » un tel pouvoir de négociation vis-à-vis des auteurs, en amont, et des imprimeurs, en aval, qu’il est difficile de penser que ses actionnaires résisteraient à la tentation de réduire les « marges » des uns et des autres… On peut en imaginer les conséquences, tant sur la vitalité de la création que sur la qualité des livres.
Choisir des auteurs, éditer et transformer leurs textes en livres, c’est la première moitié de notre métier. La seconde, sans laquelle la première n’aurait pas de sens, est d’amener ces livres aux lecteurs. Pour cela, nous aurons toujours besoin des « commerciaux », des distributeurs et des libraires. Et c’est là qu’un accroissement du niveau de concentration de l’édition française, déjà élevé, présente le plus de risques.
Car entre l’artisanat du métier d’éditeur et celui du libraire (ce passeur indispensable qui doit naviguer entre 24 000 nouveaux livres par an et 450 000 titres disponi-bles), il y a, inévitablement, l’industrie lourde du « distributeur », qui doit stocker et acheminer chaque année des dizaines de millions de volumes. Si demain, un seul distributeur devait gérer des stocks et des flux représentant selon les secteurs, de la littérature au scolaire, 40 % à 90 % du marché de la librairie française (et non, comme l’affirme Claude Durand de façon simplificatrice et réductrice, un « gros tiers du marché francophone du livre »), les effets pourraient en être dévastateurs (même si le nouveau groupe devrait revendre certaines maisons pour respecter les règles européennes de la concurrence).
À cette échelle, je peux en témoigner, le risque serait très élevé que les responsables d’un tel outil de distribution utilisent leur puissance pour imposer leur loi aux libraires (diminution des remises, uniformisation des modalités de diffusion, régression de la concertation interprofessionnelle). Même si les dirigeants d’Hachette s’en défendent aujourd’hui, ils devraient savoir que la concentration de ce maillon de la chaîne du livre (dont la logique industrielle n’est pas celle des éditeurs) entraîne presque mécaniquement ce type de dérives. Elles ne peuvent que pénaliser la librairie indépendante et donc, à terme, fragiliser l’édition de création (dans les groupes comme en dehors) dont ils sont les indispensables relais.
Que des financiers connaissent mal ou ignorent ces mécanismes et ces équilibres complexes, on peut le comprendre. Il est plus surprenant que deux professionnels chevronnés semblent les oublier, se limitant à vanter les vertus supposées d’une solution « industrielle » et française face aux dangers, réels, d’une reprise par des fonds d’investissements. Pour éviter ces dangers, la seule issue est que les éditeurs de VUP parlent d’une même voix afin de convaincre les repreneurs que le démantèlement éventuel d’un groupe aussi imbriqué (du moins pour sa partie française) serait contraire à leurs intérêts : une vente progressive « par appartements » fragiliserait toutes les maisons, et diminuerait donc leur valeur ; surtout, cela ébranlerait durablement le fragile « écosystème du livre », accentuant cette perte de valeur et menaçant des pans entiers d’une « industrie culturelle » dont le rôle est essentiel.

contact : Pascale Iltis
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