Communiqués

Le bel avenir de la librairie indépendante
par François Gèze

01 décembre 2004

Les Cahiers du SLF (Syndicat de la librairie française), n° 1, novembre 2004

Tout va bien, mais nous avons du souci à nous faire…
« Tout va bien » : en effet, les statistiques globales de ventes de livres en France restent relativement encourageantes. Le chiffre d’affaires de l’édition (hors clubs) a cru de 2,3 % en 2002 et de 1,6 % en 2003, et le nombre total d’exemplaires vendus est passé de 300 millions en 1995 à 413 millions en 2003.
« Nous avons » : par « nous », j’entends tous ceux, dans l’édition et dans la librairie, qui partagent le même souci de défendre la création face aux tendances à l’industrialisation de la production éditoriale. On les trouve aussi bien, faut-il le rappeler, dans les grands groupes que dans les petites maisons indépendantes, dans les chaînes que dans les librairies indépendantes. Mais dans la chaîne du livre, ce sont ces dernières qui jouent assurément — et joueront de plus en plus — un rôle clé, ce que je me propose d’analyser ici.
« Du souci1 à nous faire » : car le cœur du problème, c’est la baisse constante des « forts lecteurs ». Et c’est par ce point que je voudrais commencer, car il est à mon sens celui qui justifie avant tous les autres la défense et le développement de la librairie indépendante.


La diminution régulière du nombre de « forts lecteurs »


Nous connaissons tous les enquêtes conduites depuis trente ans, tous les sept ou huit ans, par le Département des études et de la prospective du ministère de la Culture sur les « pratiques culturelles des Français ». Mais on évoque trop rarement, en ce qui concerne nos métiers, leur résultat le plus spectaculaire, à savoir la baisse presque linéaire de la part, dans la population totale de plus de quinze ans, des « forts lecteurs » (ceux qui lisent plus de vingt-cinq livres par an, et qui sont en majorité des femmes et principalement des titulaires de diplômes d’études supérieures vivant dans les grandes villes) : elle est passée de 22 % en 1973 à 19 % en 1981 et 17 % en 1988, puis à 14 % en 1997 et à 13 % en 2003.
Même si la baisse s’est ralentie ces dernières années, on constate donc qu’en trente ans, la part des forts lecteurs a chuté de façon considérable. Certes, dans le même temps (1973-2003), la part des « faibles lecteurs » — qui lisent de un à neuf livres par an — est passée de 24 % à 34 % : cette évolution indéniablement positive a permis un développement important des ventes des grandes surfaces, des clubs de livres et des emprunts en bibliothèque.
Le sociologue Olivier Donnat, responsable de ces enquêtes, a précisé ces résultats devant la « commission Cordier » en 1999 :
« Les jeunes comptent de moins en moins de forts lecteurs, y compris chez les jeunes filles, ce qui est nouveau ;
— la lecture diminue au fur et à mesure de l’avancée en âge (contrairement aux pratiques audiovisuelles) ;
— la baisse de la lecture est actuellement partiellement masquée par le niveau de lecture des plus de quarante-cinq ans, plus élevé que dans les générations précédentes ;
— toutefois, la valeur symbolique du livre étant de moins en moins forte auprès des jeunes, il y a fort à parier que ceux-ci ont, d’une enquête à l’autre, de moins en moins tendance à surestimer le nombre de livres qu’ils ont lus ;
— la baisse du nombre de forts lecteurs contribue à gonfler le contingent de faibles lecteurs alors que la proportion de personnes déclarant n’avoir lu aucun livre au cours des douze derniers mois (25 %) est stable depuis 1981 ;
— la baisse de la lecture est plus nette chez les garçons que chez les filles ;
— la lecture de livres pratiques ou liés à l’activité professionnelle se développe2. »
On connaît à peu près les raisons de cette évolution (concurrence des nouveaux médias, affaiblissement du statut culturel du livre, baisse de la lecture étudiante, etc.3), et je voudrais surtout insister sur ses conséquences les plus importantes pour la création éditoriale, que nous avons tous constatées au cours des années 1990 :
— la baisse des ventes moyennes par titre, observée dans tous les secteurs de la production, a conduit les éditeurs à augmenter considérablement le nombre de titres produits pour tenter de maintenir le niveau de leurs revenus, d’où une inflation maintes fois dénoncée du nombre de nouveautés (de 22 000 — avec les nouvelles éditions — en 1995 à 30 800 en 2003), dont beaucoup sont en fait inutiles ;
— pour faire face à la baisse des ventes, les éditeurs et les imprimeurs ont été contraints à d’importants efforts de productivité, ce qui a eu un effet paradoxal : la baisse du niveau d’investissement nécessaire pour couvrir les frais de fabrication (composition, impression, papier) a encouragé certains éditeurs (petits ou gros) à produire de plus en plus, en rognant simultanément sur les autres frais (travail éditorial, droits d’auteur, promotion), d’où un autre facteur d’inflation de la production et de baisse de la qualité des nouveautés ;
— on observe enfin une polarisation croissante du marché entre une petite minorité de titres « best-sellers » (quelques centaines à peine par an) et les autres, dont la majorité se vendent peu ou très peu, la catégorie des livres « intermédiaires » (ventes comprises entre 3 000 et 15 000 exemplaires) tendant à se réduire fortement : d’où la nécessité de mettre en œuvre des actions de marketing très « fines » pour accroître les ventes des livres spécialisés intéressant des publics ciblés (ce pour quoi les petites structures d’édition innovantes sont mal équipées).
La polarisation du marché de la librairie, une chance pour les indépendants
Pris entre ces évolutions pour le moins préoccupantes de la demande comme de l’offre, quels peuvent être le positionnement et le rôle des libraires, pris au sens large ? Depuis une dizaine d’années, on constate qu’ils ont su finalement assez bien s’adapter, mais de façons très différentes selon les types de points de vente, avec une nette tendance à la polarisation, reflet de celle du marché et de la production.
D’un côté, on a assisté à une nette montée en puissance du pôle des hypermarchés et supermarchés (29 % de la vente en détail4), avec un assortiment limité, concentré sur le poche, la bande dessinée, la jeunesse, le parascolaire et les best-sellers de littérature générale. De l’autre côté, le pôle de la librairie indépendante, sur lequel je vais revenir, a vu sa part de marché (28 % de la vente au détail, 19 % seulement du marché total) se réduire. Et entre les deux, un pôle intermédiaire, constitué, d’une part, des Maisons de la presse et Relay (13 % de la vente au détail) et, d’autre part, des chaînes multimédias (FNAC, Espaces culturels Leclerc, Virgin-Furet du Nord, Cultura…), dont la part de marché (environ 30 %) est en croissance, principalement par l’ouverture de nouveaux magasins.
Tendanciellement, même si leur assortiment reste évidemment plus important, les pratiques commerciales de ce pôle intermédiaire tendent à se rapprocher de celles des rayons librairies des grandes surfaces : allègement des stocks et augmentation de leur taux de rotation, poids croissant des best-sellers, actions promotionnelles ponctuelles financées par les éditeurs, accent mis sur la qualité de l’accès en libre service plus que sur le conseil au client, etc. Bien sûr, les chaînes conservent des « vaisseaux amiraux » à l’offre très riche, mais ces tendances sont de plus en plus nettes dans les autres magasins, en particulier les nouvelles ouvertures.
Les libraires indépendants s’inquiètent souvent de ce poids croissant de l’ensemble grandes surfaces + chaînes et voient parfois la diminution de leur part relative dans le marché global comme la promesse annoncée de leur disparition. Je pense qu’il n’en est rien et que, au contraire, ces évolutions renforcent le rôle de la librairie dite (à tort) « traditionnelle » et lui offrent de nouvelles chances.
Revenons en effet aux chiffres des pratiques de lecture produits par les enquêtes du ministère de la Culture. Même s’il ne faut pas confondre livre lu et livre acheté (il faut tenir compte du développement de l’emprunt en bibliothèque et des prêts entre particuliers, mais aussi des livres cadeaux qui ne seront jamais lus), les tendances lourdes qu’ils révèlent indiquent bien une polarisation des pratiques, qui s’est traduite dans le marché du livre. En vingt ans, la part des « faibles lecteurs » a nettement augmenté (et il est en soi très positif que plus de gens accèdent à la lecture, même s’ils lisent peu). On peut faire l’hypothèse (qu’a vérifiée le succès de France-Loisirs dans les années 1980) que ce lectorat concentre ses lectures — et donc ses achats — sur un nombre relativement restreint d’ouvrages. Et en forçant un peu le trait, il ne semble pas excessif de considérer que le développement des ventes des rayons librairie des grandes sur-faces s’est principalement appuyé sur celui de ce public de « faibles lecteurs ».
À l’autre extrême, on peut supposer que les « grands lecteurs » sont ceux qui constituent le principal public de l’édition dite « de création », les plus friands de vraies découvertes littéraires et de nouvelles idées, et qu’ils s’approvisionnent surtout dans les librairies indépendantes. En première approche, leur forte diminution enregistrée par les enquêtes « pratiques culturelles » est donc assurément un sujet d’inquiétude pour l’avenir de la création éditoriale et des librairies indépendantes qui la soutiennent.
Et pourtant, le tableau réel n’est peut-être pas aussi sombre. Certes, beaucoup de libraires constatent une diminution de la part relative de leurs « gros clients » fidèles. Mais en même temps, ils observent une diversification des pratiques d’achats de leurs autres clients, difficiles à caractériser et dispersées sur un grand nombre de titres, mais qui n’en contribuent pas moins au développement de leurs ventes.
Et c’est là que l’opposition forts lecteurs/faibles lecteurs (et donc forts acheteurs/faibles acheteurs) trouve sa limite. Les évolutions sociologiques et générationnelles sont certes complexes à cerner, mais il ne fait pas de doute, comme l’a notamment montré l’enquête pionnière de Bernard Lahire5, que l’on assiste depuis quelques an-nées à un « éclatement » et une dispersion des pratiques culturelles en général, et de la lecture en particulier, qui rendent assez largement obsolète l’opposition entre « grands lecteurs cultivés », héritiers de la tradition des humanités, et « faibles lecteurs » cantonnés à la littérature « populaire ».
Si l’on suit les analyses assez convaincantes de Lahire, la cohérence sociologique de chacun de ces pôles tend à s’effriter, surtout dans les jeunes générations : les diplômés des CSP les plus favorisées peuvent aussi bien acheter du Deleuze que du Mary Higgins Clark, de même que des employés de la Poste peuvent lire à la fois Sénèque et Christian Jacq. Et il est probable que ces comportements de lecture « volatils » (qui n’excluent pas pour autant les passions, voire les attachements maniaques à un genre particulier) sont tout autant ceux de la frange des « moyens lecteurs » (qui lisent de dix à vingt-quatre livres par an), dont la part reste stable (autour de 23 % de la population française de plus de quinze ans) depuis le début des années 1990.
En d’autres termes, cela signifie que les décisions de lecture (et d’achats de livres) répondent bien moins qu’auparavant à des déterminismes simples. Certes, les « vieux » diplômés du supérieur restent souvent de forts lecteurs ; certes, les jeunes étudiants d’aujourd’hui lisent beaucoup moins de livres que leurs aînés des années 1970, guidés qu’ils sont depuis longtemps par un rapport utilitariste au savoir et par les facilités de la photocopie et d’Internet ; certes, les lourdes opérations de marketing (pour des « produits » qui sont d’ailleurs loin, en général, d’être nécessairement « de la daube » — que l’on songe au Petit Larousse ou aux grandes collections de poche) peuvent toujours « générer » de gros chiffres d’affaires ; certes, enfin, les livres « médiatiques », ceux des auteurs, déjà célèbres ou non, qui « passent à la télé », sont à peu près assurés de rentrer dans les listes des meilleures ventes (et là, la « daube » est plus fréquente).
Mais les exceptions à ces « tendances lourdes », et moyennement excitantes, admettons-le, sont devenues bien trop nombreuses pour admettre qu’elles seules « font le marché ». Car des contre-tendances, tout aussi significatives en termes de ventes, pour les libraires comme pour les éditeurs, se sont affirmées depuis dix ans. Il s’agit aussi bien des nombreux « best-sellers inattendus » (de Anna Gavalda à Fred Vargas, en passant par Marie-France Hirigoyen ou Corinne Maier) que des dizaines de milliers de titres, dans tous les domaines, qui se vendent plus modestement et dont on parle moins, mais qui n’en constituent pas moins autant de petits ruisseaux formant des rivières, et parfois, pour les plus grandes librairies, des fleuves…
Pour répondre aux attentes du public que révèlent ces contre-tendances, qui pourraient bien devenir dominantes pour l’essentiel de la production éditoriale « non-prévendue » (car répondant à cet éclatement des pratiques culturelles analysé par Bernard Lahire), les librairies indépendantes sont assurément bien mieux placées que les grandes surfaces et les chaînes de magasins multimédias.


Les atouts de la librairie indépendante


Depuis vingt ans, elles ont en effet montré qu’elles disposaient d’atouts dont les grandes surfaces étaient dépourvues (même si certaines d’entre elles, pour les rayons librairie les plus importants, s’efforcent depuis peu de les acquérir) et que les grandes chaînes multimédias ont eu tendance à délaisser au profit d’une offre certes « modernisée », mais tendant aussi à être standardisée et donc mieux adaptée aux « tendances lourdes » qu’aux « contre-tendances ».
Je vais sans doute enfoncer ici quelques portes ouvertes pour les professionnels de la librairie, mais il ne me semble pas inutile de rappeler rapidement quels sont certains des atouts de la librairie indépendante.
Le premier, et le plus manifeste, c’est la capacité de conseil. Le constat relève désormais de l’évidence : pour les romans et les essais, la critique littéraire, victime d’une profonde crise de confiance de la part des lecteurs, a largement perdu son pou-voir de prescription (ce qui est sans doute l’un des facteurs, sur longue période, du recul de la part des forts lecteurs). Certes, le « panurgisme » de la critique conserve une certaine efficacité : la parution simultanée d’articles louangeurs dans les principaux médias écrits et l’apparition de son auteur à la télévision assurent quasi immanquablement de fortes ventes à un livre qui vient de paraître ; mais, sauf exceptions de plus en plus rares, les scores enregistrés par ces « best-sellers annoncés » sont bien plus mo-destes que par le passé, alors même que l’intensité du matraquage médiatique ne cesse de s’élever.
Et pour l’essentiel de la production, trop de critiques de complaisance ont provoqué trop de déceptions pour que la critique conserve son pouvoir prescripteur. Il s’agit là d’une spécialité bien française : depuis des décennies, tous les professionnels déplorent en chœur l’absence en France de journaux littéraires de la qualité de la New York Review of Books, du Times Litterary Supplement ou des suppléments de la Frankfurter Allgemeine Zeitung ou de Die Zeit. Mais rien ne change, et le fait qu’un critique littéraire puisse être en même temps auteur, voire éditeur, constitue la norme plus que l’exception.
D’où la pratique généralisée des « renvois d’ascenseur », qui retire toute crédibilité à la critique, ce qui encourage nombre de lecteurs à se replier sur les valeurs sûres, au détriment des nouveaux talents : parmi les nouveautés en grand format, on achètera surtout celles des auteurs confirmés (pas de surprise…), et quant aux autres, on attendra éventuellement la réédition en poche, impliquant une sélection, et considérée de ce fait comme apportant une garantie minimum de qualité (sur trois romans contemporains vendus, deux le sont en édition de poche). D’où aussi, pour les plus curieux, un recours plus systématique aux emprunts en bibliothèque, facilités par la notable amélioration du volume de leurs acquisitions, et permettant d’éviter la frustration d’achats décevants.
Face à cette dérive, ce sont bien les libraires indépendants, petits ou grands, qui ont su les premiers relever le gant. Grâce à la compétence de leurs vendeurs, qui lisent plus et mieux que bien des critiques, ils ont développé, de mille façons (fiches de lecture, « coups de cœur », prix spécialisés…), les conseils à leurs clients. Et en littérature générale, on ne compte plus les exemples de livres plus ou moins ignorés de la critique qui ont été « lancés » par les libraires indépendants du premier niveau. Au point, souvent, de devenir des best-sellers, alors vendus en masse par les « suiveurs » que sont par nature les grandes surfaces, mais aussi par les magasins des chaînes multimédias : non que ces derniers ne comptent pas des vendeurs compétents, mais les contraintes qui leur sont imposées (limiter les prises d’offices, gérer les réassorts de façon malthusienne) leur interdisent de plus en plus de prendre les risques d’une prescription volon-tariste, comme le font de plus en plus les libraires indépendants.
Deuxième atout de ces derniers, presque aussi évident que le premier : la capacité d’entretenir un fonds raisonné. Face à la déferlante des nouveautés, ce que les lecteurs « volatils » d’aujourd’hui attendent de leur libraire, c’est bien sûr la compétence pour trier le bon grain de l’ivraie, mais aussi celle de leur proposer des titres de fonds répondant à leur curiosité, leurs besoins, leurs attentes. Pour échapper à ce piège infernal qui fait le quotidien de la librairie, celui de la pile-qui-chasse-l’autre, l’expérience a montré que ceux qui sont en mesure d’entretenir un fonds cohérent (et cela peut se faire sur 60 m², pour les spécialisés, comme sur 1 500 m², pour les généralistes), de l’exposer sur tables autour de thèmes liés à l’actualité ou a des événements culturels (ou au seul goût du libraire), enregistrent presque toujours des progressions significatives de leur chiffre d’affaires.
Là encore, les indépendants ont le privilège, par rapport aux chaînes et aux grandes surfaces, d’une souplesse et d’une réactivité qui constituent un indiscutable avantage comparatif. Et quand ces pratiques de « mise en avant du fonds » s’inscrivent dans la durée, sans rien devoir aux financements ad hoc des éditeurs (solution de facilité choisie, sur le modèle américain, par les librairies de « grande diffusion »), l’expérience montre aussi que le libraire fidélise efficacement sa clientèle, même la plus volatile, voire élargit, par sa réputation, sa zone de chalandise.
La souplesse de fonctionnement est précisément un troisième atout de la librairie indépendante que n’ont plus, ou de moins en moins, les grandes surfaces, multimédias ou non. Cela concerne d’abord la possibilité d’adapter les horaires d’ouverture aux fluctuations de la conjoncture (possibilité, j’en ai bien conscience, qui implique toutefois de lourdes servitudes et qui est loin, de ce fait, d’être la panacée). Et cela concerne surtout la possibilité de jouer, dans la ville, un rôle indispensable d’animateur culturel. Certes, les grandes chaînes savent aussi organiser des débats avec des auteurs, et nombre de leurs magasins le font efficacement. Mais si j’en juge par mon expérience d’éditeur, j’observe que les librairies indépendantes ont en la matière une capacité d’initiative et de réactivité bien supérieure à ces derniers.
Et, au-delà de cette pratique classique de l’invitation d’auteurs, les indépendants parviennent souvent, par d’autres initiatives, à construire des partenariats avec les autres acteurs locaux de la vie culturelle (bibliothèques, cinémas, associations, écoles et universités…), lesquels, quand ils s’inscrivent dans la durée, se traduisent également par un élargissement de leur clientèle.
Dernier point, plus technique, que je tiens à mentionner comme relevant de cette « souplesse » : l’interclassement grands formats/poches. Au fil des années, j’ai pu constater que cette pratique, qui correspondait bien plus aux nouvelles attentes du public des librairies que les classiques pochothèques, avait été d’abord mise en place par les indépendants, avec des résultats parfois spectaculaires. Les magasins de chaînes, engoncés dans la rigidité de leur organisation en rayons thématiques, ne s’y sont ralliés — et pas tous encore à ce jour ! — que bien après. Constat trivial, diront certains. Mais cet exemple montre que, face à la volatilité nouvelle de la demande (en dehors des ouvrages « prescrits », par les médias ou par les institutions, scolaires et autres, qui cons-tituent évidemment les plus grosses ventes en volume), les services marketing des grandes chaînes sont finalement bien moins efficaces que les « libraires de terrain », lesquels sont bien plus en mesure — même si tous ne le font pas — d’adapter leur magasin (et la structuration de leurs rayons) aux attentes de leur clientèle6.


Perspectives, pas si noires


L’expérience de l’Adelc nous l’a montré : les 324 librairies aidées de 1989 à juin 2004 (représentant 472 dossiers de financement, car certaines ont bénéficié de plusieurs dossiers), qui constituent une part importante de ce pôle de la librairie indépendante, manifestent un dynamisme que bien des augures ne soupçonnaient pas quand l’Adelc a été créée, à l’initiative de Jérôme Lindon. Ce pôle est aujourd’hui le principal « canal » de vente pour une majorité écrasante des titres de littérature générale, mais aussi pour d’autres segments de la production éditoriale. Les sciences humaines, bien sûr, mais pas seulement ; bien d’autres segments « spécialisés » n’existeraient plus sans ces librairies (ouvrages professionnels, droit et STM, religion, beaux livres, fiction jeunesse…). Et les éditeurs qui réalisent une part essentielle de leurs ventes par les canaux de « grande diffusion » (poche, dictionnaires, parascolaire, pratique…) ont commencé à prendre conscience qu’ils ne pouvaient pas non plus se passer des « indépendants du premier niveau ».
Il ne s’agit pas, pour autant, de peindre la réalité en rose. Je n’ignore pas que ce rôle majeur des indépendants dans le maintien de la création éditoriale s’accompagne d’un niveau de rémunération des libraires — sans la compétence desquels tout cela n’existerait pas — scandaleusement insuffisant. Ils sont les plus mal rémunérés de la chaîne du livre, et éditeurs et diffuseurs doivent prendre conscience que, sur le long terme, cette situation est tout simplement contraire à leurs intérêts. Par leur poids, les chaînes et les grandes surfaces ont les moyens de peser sur les remises (directement ou indirectement, par le biais des fameuses « remises de fin d’année » et du financement des « opérations spéciales »). Ces magasins sont bien sûr indispensables pour atteindre le plus grand nombre de lecteurs, et je ne mets nullement en cause leur utilité, tant économique que sociale et culturelle. Mais je pense sincèrement qu’il est de notre devoir de résister à leurs pressions sur les remises (d’autant que le prix unique, socle vital de nos professions, leur garantit des marges confortables) et d’améliorer au contraire celles des indépendants petits et moyens, dont la qualité du travail reste très insuffisamment rémunérée. Le diffuseur de La Découverte, Interforum, a fait un premier geste en ce sens au printemps 2004, mais il faut certainement aller plus loin.
Bien d’autres développements seraient sur ces sujets nécessaires. Faute de place, je m’en tiendrai à un seul message : libraires comme éditeurs, nous ne devons pas céder à l’illusion pessimiste que peut nourrir le constat de la part modeste et déclinante de la librairie indépendante (19 % en 2003) dans le marché global du livre. Ce pourcentage n’a en effet tout simplement aucun sens, puisque son dénominateur agrège des chiffres d’affaires (livres scolaires, clubs, VPC, etc.) parfaitement honorables, mais sans rapport aucun avec ceux liés à l’édition de création. En vérité, les libraires indépendants jouent aujourd’hui plus que jamais un rôle prédominant dans la diffusion des livres de littérature générale et spécialisés, dont les succès continuent à nourrir largement la prospérité des autres « canaux ». Et la conjonction des évolutions sociologiques et des pratiques commerciales des autres canaux de vente leur promet un bel avenir.
À eux de le saisir, à nous éditeurs de nous mobiliser pour améliorer avec eux les techniques de commercialisation. Beaucoup reste en effet à faire en la matière. Car l’édition française fonctionne encore largement sur des schémas hérités du XIXe siècle, à peine modernisés au cours des Trente Glorieuses. Les éditeurs connaissent mal les attentes et les pratiques d’achat des lecteurs : alors que celles-ci deviennent de plus en plus diverses et atomisées, ils commercialisent encore trop souvent de la même façon des livres destinés à des clientèles très différentes. De ce point de vue, même si c’est loin d’être la panacée, l’informatique peut être d’un précieux concours : en socialisant par exemple le nombre d’exemplaires de chaque titre vendus dans chaque librairie, on peut améliorer la mise en place et le suivi commercial des titres à venir dans chaque catégorie. Le projet de « book tracking » que prépare le Cercle de la librairie, à l’initiative de Denis Mollat, est de ce point de vue prometteur.
Bien d’autres initiatives sont envisageables et sont d’ailleurs abouties ou en chantier, qu’il s’agisse du fichier exhaustif du livre (FEL), de la convergence des bases de données commerciales et bibliographiques (Électre, Dilicom et BNF) vers la norme Onyx, de la normalisation technique du circuit des commandes (pour permettre de recourir beaucoup plus systématiquement à l’échange de données informatiques, plus fiable et plus rapide), de la simplification et de la modernisation du système de transport de livres, ou de la mise au point de fichiers ciblés pour informer des clientèles spécifiques.
Bref, du pain sur la planche pour tous, et des perspectives finalement plus excitantes, à mon sens, que celles brossées par les partisans du verre-à-moitié-vide (mais que l’on aurait bien tort, pour autant, de refuser d’entendre).


François Gèze est Président-directeur général des Éditions La Découverte.


Notes


1 - Je n'ai pas dit des « cheveux »...
2 - Alain CORDIER, Rapport de la Commission de réflexion sur le livre numérique, ministère de la Culture et de la Communication, Paris, mai 1999. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ces évolutions se retrouvent peu ou prou dans les autres pays développés. Ainsi, aux États-Unis, une étude du National Endowment fot the Arts, publiée en juillet 2004 (Reading at Risk. A Survey of Literary Reading in America), montre que, pour la première fois, la lecture de littérature de fiction est en forte baisse dans tous les segments de la population, quels que soient l’âge, la catégorie sociale ou l’origine ethnique.
3 - Voir Fabrice PIAULT, Le livre : la fin d’un règne, Stock, Paris, 1995.
4 - Ce chiffre et ceux qui suivent, issus du pannel SOFRES, sont donnés par Bruno CAILLET, « L’évolution de la diffusion », in SYNDICAT NATIONAL DE L’ÉDITION, L’Édition en perspective, 2003-2004, Paris, juin 2004. Rappelons que la vente au détail représentait (en valeur) en 2003 environ 67 % du marché du livre en France, le reste étant représenté par la vente par correspondance (12 %), les clubs (11 %) et les autres canaux de ventes directes (10 %) (source SNE).
5 - Bernard LAHIRE, La culture des individus, La Découverte, Paris, 2004.
6 - Je citerai un seul exemple, qui me tient à cœur du fait des livres que je publie, celui du fameux rayon « Droit-Économie-Gestion » : ce découpage, directement hérité de l’organisation universitaire des années 1950 et 1960, ne correspond plus aujourd’hui à aucun public homogène. On y retrouve mélangés des livres qui s’adressent à des publics totalement hétéroclites (juristes professionnels, praticiens de la gestion, étudiants de disciplines qui n’ont plus aucun rapport entre elles, travailleurs sociaux et militants divers). La majorité des magasins des grandes chaînes gardent ce rayon absurde, alors que nombre d’indépendants ont su l’éclater pour répondre aux attentes de publics disparates.